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Cette quiétude, hélas ! ne dura guère. Ce ne fut qu’un répit, comme si la pauvre créature n’avait repris de forces que pour mieux souffrir. Un jour, subitement, sans cause, elle se réveilla de la douce somnolence morale où, depuis son entrée au couvent des Lotus, elle vivait plongée. La misère de sa vie, sa jeunesse perdue, son avenir brisé, lui apparurent dans une seule vision, et un sanglot de détresse lui monta au cœur.

Cependant quelque chose était changé dans sa souffrance : toute une partie de son passé s’était reculée loin, très loin d’elle, s’était recouverte d’ombre et d’oubli, et semblait aussi indécise et flottante que les brumes dorées qui s’élevaient le soir sur les étangs du monastère ; mais dans cet effacement de ses visions tristes d’autrefois, dans cette nuit qui descendait sur son cœur, un seul souvenir demeurait intact et restait en pleine lumière, celui du premier amour qui l’avait fiancée, amour si doucement éclos au matin de sa vie et que rien ne ressusciterait désormais, de sorte que sa douleur, au lieu de s’étendre et de se disperser comme avant sur toutes les causes de souffrance qui l’avaient successivement atteinte, se concentrait à présent sur un seul point et lui semblait ainsi plus vive et plus intolérable encore.

Ses chastes mélancolies des premiers temps, la pieuse résignation de ses premières prières firent place, dès lors, à une passion désespérée : avec des frémissemens de vie intérieure trop longtemps comprimée, elle pensait à son amant tout le jour, elle rêvait de lui chaque nuit.

Loin de la consoler maintenant, les exercices religieux qui occupaient ses journées, les pensées mystiques dont on l’entretenait, les symboles divins dont elle était entourée, ne faisaient qu’alimenter sa douleur en lui donnant plus nettement conscience de sa misère intime. Les visions de bonheur absolu et de repos éternel dans le Nirvana, que les litanies bouddhiques évoquaient en elle et qui l’avaient si doucement charmée d’abord, la désolaient aujourd’hui, car elles lui semblaient trop lointaines, à jamais irréalisables, tandis que sa souffrance était sans cesse présente et pénétrait chaque jour à de plus grandes profondeurs de son âme. Et même cette félicité trop parfaite, que sa piété lui promettait, l’effrayait ; car elle n’y atteindrait qu’après avoir aboli en elle tout désir, tout sentiment et tout souvenir. Un seul bonheur lui paraissait digne d’envie : revoir, consciente encore, son fiancé bien-aimé ; le revoir ne serait-ce qu’un instant ; échanger avec lui un suprême baiser, et qu’avant de mourir, leurs deux âmes fussent une dernière fois confondues.

C’était surtout le soir, pendant les longues méditations collectives, dans la grande salle du couvent, que cette idée s’emparait