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celui-ci : « Toutes les conditions de la créature humaine sont semblables à une illusion, semblables à un songe, semblables à l’image de la lune réfléchie dans l’eau ; » — ou tel encore que celui-ci : « ne sois pas plus attaché aux choses que la goutte d’eau à la feuille de nymphæa, car le désir, la joie, les richesses, le monde, tout est vain. »

Les panneaux de laque dorée et peinte qui couvraient les murs de la salle et où s’égaraient les vagues regards de ces femmes pensives, illustraient le rêve intérieur que poursuivait leur esprit. Sur ces panneaux, la vie héroïque du Bouddha se déroulait : c’était sa naissance dans le jardin en fleurs de Loumbiné, — sa longue retraite à Ourouvilva dans la forêt mystérieuse, — son avènement à l’état de Bouddha accompli sous le figuier de Bodhimanda, — ses miracles sans nombre, — enfin sa mort à Kouçinagara et la crémation de son corps sur un bûcher de santal et d’aloès, en présence des dévâs et de ses disciples. C’était aussi les sphères radieuses où vont les êtres supérieurs qui ont secoué le mauvais rêve de l’existence, ou bien encore le royaume merveilleux d’Amita Bouddha où la nature est émaillée d’or, d’argent, de corail, de perles, de pierreries et de fleurs éternelles, où les êtres et les choses sont toujours purs et lumineux. À travers la fumée de l’encens, une vapeur ambrée semblait se lever sur le fond d’or des laques et rendait plus mystérieux et plus irréels les beaux songes pieux qui se développaient aux murs.

Ces méditations en commun se prolongeaient pendant plusieurs heures. Aucun bruit n’en troublait le recueillement. À peine, par instans, un souffle passait, si faible qu’on doutait si c’était la respiration de toutes ces femmes ou le murmure de leur âme et l’essor de leurs pensées. Les heures qui s’écoulaient ainsi avaient pour Leï-tse un charme ineffable : elle goûtait une paix si profonde qu’elle se croyait miraculeusement transportée au seuil du monde calme et lumineux où l’intelligence pure trouve le repos dans l’oubli absolu de toutes les émotions.

Le soir venu, elle rentrait seule dans sa cellule, et, fuyant le sommeil, elle contemplait par la fenêtre ouverte la nuit, la grande nuit qui couvrait de ses voiles d’ombre la forêt séculaire. Une brise fraîche et pure la caressait au visage et comme un flot de vie l’envahissait tout entière ; l’humide senteur des futaies endormies la pénétrait d’une douce ivresse ; le chant ému d’un oiseau nocturne éveillait dans son cœur des échos attendris, et tout un monde ravissant et subtil de visions et de parfums, de murmures et d’images s’évoquait dans cette âme si dolente hier encore et comme étiolée au souffle du malheur, mais déjà ravivée et prête à refleurir.