Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/642

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle intitule Melancolia, comme si Dürer n’avait jamais traité le même sujet, — elle part un mois plus tôt qu’à l’ordinaire pour la France, après avoir promis d’écrire quelquefois de Vitry-sur-Marne. A l’heure des adieux, sur le bateau, la nuit, elle consent à se laisser embrasser une fois, une seule fois ; mais cet unique baiser est trop long, il fait peur à Maisie ; elle s’arrache courroucée des bras du pauvre Dick tout frémissant, qui balbutie des excuses craintives et se juge en lui-même un grossier animal. Et les voilà séparés, Dick n’ayant d’autre consolation que d’incarner sa peine âpre et profonde dans une figure de la Mélancolie qui battra de toutes les longueurs possibles celle de Maisie, car elle n’est qu’une petite fille froide et obstinée, sans une goutte de sang dans les veines, tandis qu’il lui semble, à lui, avoir fait le tour de toutes les tristesses du monde. Et le hasard suscite un modèle incomparable pour cette Mélancolie.

C’est ici que se place un incident qui est peut-être la meilleure partie du roman, quoiqu’il soit presque absolument hors-d’œuvre. Rudyard Kipling ne possède pas jusqu’ici l’art des transitions ; il se ressent de n’avoir jamais écrit que des nouvelles d’une vingtaine de pages ; on a pu remarquer déjà que la scène du tir au pistolet, par laquelle s’ouvre le récit, était dans the Light that failed comme un thème unique sur lequel sont brodées des variations à l’infini ; quelques théories d’art, renforçant le dialogue, remplissent les vides, et nous arrivons ainsi à la moitié du roman sans trop nous apercevoir que le souffle manque à l’auteur, mais ensuite il lui faut attaquer une nouvelle piste, et celle qu’il trouve, après tout, est des plus heureuses, quoiqu’elle n’ait aucun rapport avec la première.

Tandis que son ami, dont les agissemens mystérieux l’intriguent et le tourmentent de plus en plus, reconduit Maisie à Douvres, Torpenhow, oublieux des règlemens de la maison, y a introduit une femme. Il a ramassé dans le ruisseau une malheureuse fille qui tombait d’inanition à sa porte, et la fille est là, elle s’est endormie lourdement aussitôt après avoir mangé ; son petit chapeau de matelot, la robe claire qu’elle porte en février, toute crottée au bas des jupes, la jaquette râpée, bordée d’une imitation d’astrakan, l’ignoble parapluie, les bottines de chevreau à la fois prétentieuses et éculées, le rouge de mauvaise qualité qui lui salit les joues, disent assez ce qu’elle est. Elle a dévoré comme une bête fauve les restes que lui a donnés Torpenhow, et maintenant, réveillée de son sommeil d’épuisement par la voix mécontente de Dick, qui parle de remettre la petite gueuse aux mains d’un policeman, elle ouvre des yeux effarés, et elle crie de terreur hystérique, devant cet homme dont le regard lui paraît méchant.

Rudyard Kipling peint de main de maître ce genre de créature