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le seul élément que consultent ceux qui ont intérêt à connaître ses chances de succès, le banquier qui lui prête de l’argent, la jeune fille qui l’épouse. « Pour prêter sur hypothèque, dit M. de Rousiers, il faut connaître personnellement le propriétaire du domaine : au fond, le vrai gage ce n’est pas la terre, c’est l’homme ; ce qu’on doit apprécier, c’est son énergie et son savoir-faire ; quant au domaine, il ne vaut rien par lui-même, ou plutôt, il vaut seize francs cinquante l’hectare. » De même une jeune fille qui examine les titres d’un prétendant n’a pas à s’enquérir de sa dot qui est nulle, de sa carrière qui ne se déploie pas dans l’avenir suivant une courbe connue, de la fortune ou de l’âge de son père, qui se soucie beaucoup moins de lui laisser un héritage que de se procurer, en lançant toujours de nouvelles affaires, les plus grandes jouissances possibles d’orgueil et d’activité. Parmi ses amis, ses quinze ou vingt men-friends qui lui font visite à son jour et attellent leurs trotteurs pour la promener dans leurs buggies, celui qu’une jeune fille cherche à reconnaître, c’est le plus fort, le plus souple et le plus intelligent, l’homme à l’œil brillant, au geste rapide et sûr, à la décision prompte, qui promettent le succès[1].

Ainsi séparé de tout ce qui ailleurs encadre et soutient l’homme, le liant aux générations précédentes, modelant sa vie d’après la leur, l’obligeant à une certaine œuvre, lui fournissant des sujets d’intérêt et d’orgueil, limité à lui-même, l’Américain n’est plus attaché à un certain point de l’espace ; en changeant de place, il ne brise pas les fibres tendres par lesquelles ailleurs chaque homme plonge dans la vie collective, la manifeste et la continue. On commence par s’étonner de la faculté qui lui permet de vivre également dans la solitude des cañons et de la prairie, et dans un hôtel à mille chambres, au milieu du tourbillon de Chicago. On s’étonne moins quand on a remarqué que, dans Chicago et dans son hôtel, il est aussi seul que dans sa prairie ; il n’est pas localisé ; il n’a jamais songé à s’installer à demeure dans une maison qu’il laissera à ses enfans, où se continuera son souvenir, à faire une base solide à sa vie. Dans l’Ouest, il habite une structure de planches numérotées et démontables qu’on agrandit selon les besoins et souvent que l’on déplace. Qu’elle brûle, ce n’est qu’une perte de tant de dollars ; il faut trois jours pour en bâtir une semblable. « Pour un Américain, dit M. de Rousiers, le home, c’est l’endroit quelconque où il se trouve momentanément, mais où il est le maître, » où il aperçoit l’enceinte qui protège sa

  1. Par exemple, moins la malhonnêteté foncière, le type de Bartley dans A Modern Instance, de Howells.