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aminci les mains, rapproché l’homme du type indien, celles dont le voyageur sent en trois mois l’étrange excitation et qui au bout de quelques années affinent et tendent le système nerveux, exaltent la sensibilité, augmentent l’intensité de la vie. — Plus puissante est la seconde cause, plus rapide l’action du milieu humain dans lequel tombent nos émigrans. Car les caractéristiques américaines ne tiennent pas encore à une originalité de race : entre un Yankee et un Anglais, la différence n’est pas du même genre qu’entre un Anglais et un Français. La preuve en est justement la rapidité avec laquelle l’émigrant se fait Américain. Pour comprendre l’altération que subit un Suisse de Berne, qui devient citoyen de Chicago, pensez plutôt à un provincial qui se fait Parisien. En dix-huit mois, s’il est jeune, ses allures ont changé ; il s’occupe moins des faits et gestes de son voisin, il se soucie moins de l’opinion publique, il change plus souvent d’idées, non-seulement parce que ses occupations sont plus variées, mais aussi par l’effet d’une adaptation spontanée, d’une suggestion exercée sur lui par la multitude qui l’environne, parce qu’il est entraîné par le mouvement de ce tourbillon humain plus actif et plus rapide. Dans ce nouveau milieu chacun pense davantage et plus vite, les visages sont plus expressifs, la tension de la vie est plus grande ; par une sorte d’induction, des courans de pensée, d’émotion, de volonté, rayonnent de l’un à l’autre. Dans cette atmosphère l’homme est bien vite entraîné, c’est-à-dire que, soustrait aux influences naturelles, soumis à un traitement spécial, certaines facultés s’aiguisent en lui. Entre ce Parisien et un paysan de Bretagne, la différence est du même ordre qu’entre un puissant charretier et un athlète de profession, qui, par un régime savant, par une éducation de tout le corps, a réduit sa graisse, durci sa peau, fortifié certains muscles.

L’année dernière, venant d’Europe et passant quelques jours à New-York, je fus justement frappé par un contraste semblable. Dans ces rues numérotées qui coupent les avenues à angle droit, pas une figure naïve ; rien de facile et de tranquille. L’homme s’est éloigné de la nature ici ; on sent qu’il a coupé les racines délicates et profondes qui l’attachent ailleurs au sol natal. Paysan, homme du peuple, enfant, tout a disparu de ce qui chez nous est humble, c’est-à-dire près de la terre, nourri d’une sève paisible où circulent les élémens mêmes de cette terre. Devant ces petits hommes d’affaires de douze ans qui placent de l’argent et fondent des journaux, on pense aux enfans des nurseries anglaises, aux petits liseurs de Kate-Greenaway, aux fleurs calmes de leurs yeux où transparaît leur âme timide, à leur croissance lente dans le jardin familier, dans l’intimité de la grande chambre toute tapissée d’images de Noël. Devant ces agriculteurs de l’Ouest, devant ces ouvriers