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fermes mammouths créées et possédées par des Yankees à la fois cultivateurs et banquiers, par des propriétaires de chemins de fer et des spéculateurs qui lancent un territoire, comme en Europe on lance une ville d’eau, au moyen de prospectus, d’affiches, de journaux, en vantant ses pluies, son rendement, ses débouchés, en prodiguant les gasconnades américaines qui doivent ébaubir, à la façon d’un verbiage de commis-voyageur, le pauvre colon de Norvège ou de Silésie. C’est ce colon, Scandinave, Suisse, Canadien, Allemand du Nord, qui assure la conquête du sol, qui s’installe là où l’Américain ne fait que passer. Sans bourse délier, il a droit à 64 hectares de terre dont il devient propriétaire au bout de cinq ans, au bout de six mois moyennant 1,100 francs, ou s’il fait œuvre utile par des plantations forestières. Aussi facilement qu’il s’est fait propriétaire, il devient agriculteur ; la terre est si riche, les instrumens de culture si perfectionnés, si faciles à se procurer à crédit, que tout de suite un ancien matelot norvégien, un avocat, « un garçon de café, un commis de magasin de Pygmalion, » livrés à eux-mêmes, peuvent chacun, sur son homestead, faire lever une moisson. Seul au milieu du désert, au centre de ce disque de verdure, juché sur sa semeuse, l’homme polisse son attelage, avance sous le vaste ciel pluvieux, égratignant d’un léger sillon la surface de la profonde terre végétale. Une à une, à des intervalles réguliers, les graines y tombent et sont enfouies par la roue plate de l’instrument. Point de fumures, de drainages, de labours pénibles. Voilà bien le travail américain où la perfection de l’outil remplace la science de l’ouvrier et dont est capable le premier venu, puisqu’il n’a qu’à surveiller la marche d’une machine sans s’occuper de chacun des produits qu’elle fabrique, — travail en gros et en grand où l’abondance de la matière est telle qu’il est plus profitable de la jeter au hasard vers les engrenages qui la broient incessamment que de s’attarder à l’épargner. Point de traditions non plus, rien dans ces fermes de l’Ouest qui dise l’attache à la vie locale. Ces immigrés, garçons de café ou cuisiniers malheureux qui, munis d’une charrue brevetée dont ils n’ont qu’à régler le travail, vont chercher fortune dans les prairies de l’Ouest comme autrefois les gold-diggers dans les champs de Californie, comparez-les à nos paysans de Gascogne qui sèment à grands gestes le maïs dans leurs plaines, en chantant à plein gosier, en proférant des cris traditionnels. Il n’y a pas de « fins laboureurs » en Amérique. Les mêmes hommes travaillent la terre au nord-ouest qui travaillent le cuir à Chicago ou le fer à Pittsburg. Dans les fermes, ils manufacturent du blé ; dans les ranches, ils fabriquent de la viande ; ils transforment un certain poids de maïs en un certain poids de chair à boucherie.