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transporté dans son livre quantité de détails de la vie américaine, extraits de journaux, caricatures découpées, affiches copiées en passant. Il n’y a pas touché : autant de morceaux d’Amérique qu’il nous met directement sous les yeux et qui pour nous sont des expériences personnelles. Pour achever l’illusion, il nous donne la vision des dehors au moyen d’une collection de photographies instantanées. Je ne crois pas taire tort à l’écrivain en disant que l’intérêt des photographies vaut l’intérêt du texte. Ce sont des minutes précises et caractéristiques de la vie américaine qu’il nous présente : un coin de rue à Chicago, un bar d’ouvriers qui lunchent, une partie de base-ball sur les pelouses d’un collège, un rassemblement de curieux devant un incendie, un pont de transatlantique à l’heure où les passagers adossés au grand roof, allongés sur leurs chaises longues, enfouis dans leurs couvertures, suivent la course grise des vagues ou bien s’enfoncent dans leur Mark Twain ou leur Howells. Quelle description vaudrait telle photographie d’une rue de Denver ? Rien d’extraordinaire dans cette rue : un descriptif n’eût jamais songé à la décrire. Et pourtant nous la semons singulièrement américaine. C’est le matin, et les piétons projettent une ombre déjà courte sur le sol rugueux. Regardez ces bâtimens de brique qui portent des noms de banques, cette terre d’argile, ces rues rectangulaires, défoncées, éventrées par les tuyaux à gaz, par les lignes de tramways que l’on pose, ce ciel qu’on n’entrevoit qu’à travers un réseau de fils télégraphiques si dense qu’il semble qu’un oiseau n’y passerait pas, ces poutres gigantesques qui supportent leur trame épaisse, ces hommes qui se dirigent en groupes serrés dans le même sens, probablement vers le centre des affaires ; ces policemen immobiles et raides, ces dalles grossières à peine ajustées qui servent de trottoirs. Ce sont là des images peu européennes. — Où sont nos fiacres, nos femmes de ménage, nos ouvriers en blouse, nos balayeurs, nos arroseurs, nos marchands à la criée, nos bonnes d’enfans, nos soldats ? Il n’y a presque rien de tout cela en Amérique. Cette rue de Denver nous parle d’un monde très simple, très neuf, actif et hâtif, d’une civilisation récente et importée, où le barbare côtoie le raffiné. Nous ne possédons pas tous des téléphones, mais nos maisons ne se dressent pas sur le sol brut, sur la terre primitive dont on vient d’arracher l’herbe. Nos administrations sont routinières, mais non vénales, et l’argent des contribuables sert à paver les rues et à les nettoyer. Regardez surtout les figures, ces jeunes hommes à l’allure athlétique, vêtus sans gêne de vestons courts et de wide-awakes, tous lancés vers leurs affaires, les mains dans les poches, foulant l’argile d’un pas actif et géométrique. Ils ne ressemblent pas à nos employés de ministères. A feuilleter ces photographies où tant de gestes, tant de