Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la renommée, et autre chose encore, qu’il osait à peine s’avouer à lui-même : imiter Voltaire, et l’égaler peut-être ! En vain il se répète cent fois : « Malheureux ! laisse là un fardeau dont le poids dépasse tes forces ! on ne peut imiter Voltaire qu’à moins d’être Voltaire même ! » il n’essaie pas moins de mesurer son esprit avec cet esprit. Par moment, il s’échappe à parler d’égal à égal, et il écrit à Voltaire : « Nous autres poètes. » A Voltaire, poète tragique, il annonce qu’il prépare une tragédie dont Nisus et Euryale seront les héros ; au poète moraliste, il envoie des poésies morales ; au savant, des expériences et des hypothèses sur des questions de physique ; à l’historien, ses Considérations sur l’état présent de l’Europe et sa réfutation de Machiavel ; avec le philosophe, il discute sur Dieu, l’âme et la liberté. Il montre ainsi qu’il n’y a point que barbarie « parmi les descendans des anciens Goths et des peuples vandales… parmi les habitans des forêts d’Allemagne. » Même cette modestie avec laquelle il parle de l’Allemagne, et cette ironie, découvrent sa pensée secrète. Il a quelque honte à laisser croire qu’il veuille mettre en lutte, dans le domaine de l’esprit, la France toute vive et scintillante et l’Allemagne encore engourdie et obscure ; mais c’est là pourtant que va son ambition. Avant de partir pour la campagne du Rhin, il avait écrit à sa sœur : « Je prétends montrer à MM. les Français qu’il y a, au fond de l’Allemagne, de jeunes aigrefins assez insolens, qui se présenteront devant toutes leurs armées sans trembler. « Il était aigrefin assez insolent pour se présenter sans trembler devant l’esprit de la France. Et c’est pourquoi sa correspondance avec Voltaire est le document le plus complet sur l’immense travail intellectuel où peina Frédéric dans le cabinet de la vieille tour.


Maintenant, dans ce millier de lettres de Frédéric, dans ses poésies et ses écrits philosophiques et politiques, aidé de tous les témoignages directs ou indirects que nous pourrons rencontrer, nous allons chercher, et, s’il est possible, retrouver les sentimens de ce cœur et les idées de cet esprit, qui se préparent et s’arment, aux bords tranquilles du lac de Rheinsberg, dans cette solitude, ce recueillement, cette grâce d’aurore et la parure apprêtée d’un tableau mythologique, pour une des existences les plus agitées, les plus rudes, les plus fécondes en réalités qu’un homme ait vécue, depuis qu’il y a des hommes et qui agissent.


ERNEST LAVISSE.