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L’esprit était la vie même de la compagnie de Rheinsberg ; chacun des hôtes habituels jouait sa partie dans le concert sans fin et sans trouble. Comme chacun avait sa façon particulière, ils ne se heurtaient point, et, comme il n’y avait point lieu à des cabales autour d’un prince héritier relégué hors des affaires, et ne disposant ni de biens, ni d’honneurs, ces intellectuels n’avaient point de raisons de se haïr : ils s’aimaient donc, et l’esprit produisait, par une rare exception, l’amitié : Frédéric disait qu’il avait consacré Rheinsberg à l’amitié, comme un roi de France avait voué son royaume à la Vierge. Il voulait toujours avoir tout son monde auprès de lui. Il ne s’est séparé de Keyserlingk que pour l’envoyer en qualité d’ambassadeur intellectuel auprès de Voltaire. Si Jordan était absent depuis trois jours, les trois jours lui paraissaient longs comme à des amans trois années d’attente : « On ne peut se passer de vous, lui écrivait-il ; la table a besoin de votre philosophie ; apportez-nous toute l’érudition de votre bibliothèque sans en apporter la poussière et comptez d’être reçu comme un homme qui nous est nécessaire. » Il appelait d’un surnom chacun de ses amis : Jordan, c’était Héphestion ; Keyserlingk, Césarion ou le cygne de Mittau ; Knobelsdorf, le chevalier Bernini.

Il y avait à Rheinsberg du bonheur dans l’air pour tout le monde, même pour la princesse royale. Il est vrai, Frédéric n’aimait point cette aimable femme ; les lettres qu’il lui écrit pendant ses voyages sont glaciales ; il l’appelle toujours Madame, et, s’il lui demande une fois la permission de l’embrasser de tout son cœur, il termine d’ordinaire ses billets par de sèches formules. Il n’a jamais le temps de lui écrire longuement ; un jour, il est fatigué ; un autre jour, il a un mal de tête effroyable. Il n’avait jamais mal à la tête quand il s’agissait d’écrire à Voltaire. Du moins, il tolérait la princesse royale, qui regrettera un jour avec une douce mélancolie les années de Rheinsberg ; il lui permettait d’avoir des attentions pour lui et de le gâter. Intelligente et gaie, elle comprenait les conversations les plus sérieuses, s’amusait aux propos joyeux et s’enhardissait à commettre des espiègleries. Un soir, le prince royal avait décidé que l’on ferait ribote : il porta coup sur coup des santés auxquelles il fallut rendre raison et les accompagna d’un débordement de bons mots qui déridèrent les fronts les plus graves. Au bout de deux heures, Bielfeld, le plus jeune de la compagnie, s’aperçut, comme il dit, que les plus grands réservoirs ne sont pas des gouffres, et malgré le respect dû à la présence de la princesse, il sortit pour respirer l’air frais dans le vestibule. L’air frais le saisit, et il sentit en rentrant un petit nuage qui offusquait sa raison. Il avait laissé devant lui un grand verre d’eau ; la princesse avait jeté l’eau et rempli le verre d’un vin de Sillery. Du coup, Bielfeld se grisa,