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pasteur, qui achevait délire le texte de son sermon : le menton appuyé sur sa canne, il levait les yeux vers l’orateur avec l’expression de recueillement d’un dévot qui attend la parole du Seigneur. Mais le pasteur le reconnut, perdit la tête, bredouilla, et, après quelques efforts pour retrouver le fil de son discours, brusqua la bénédiction. Le roi, furieux, brandissait sa canne ; le pasteur n’en descendit que plus vite. A quelque temps de là, il fut cité devant le consistoire pour y répondre du péché de respect humain. Mais la même histoire m’a été racontée et mimée à Spandau par le sacristain qui prétend qu’elle s’est passée dans son église ; la canne de Frédéric-Guillaume est restée populaire dans ce pays-là, comme chez nous la poule au pot d’Henri IV. Frédéric se mit en frais pour recevoir son père ; il lui donna une « chasse par force, » une pêche et un tir aux pigeons, toutes choses qui l’ennuyaient, mais qu’il savait du goût du roi. Celui-ci fut satisfait et le prouva en déliant les durs cordons de sa bourse. Malgré cette libéralité qu’il avait espérée et qui fut la bienvenue, car le manque d’argent était la seule douleur dont il souffrît alors, Frédéric n’aurait pas vu avec plaisir ces visites se renouveler. Heureusement, le roi n’y était pas fort enclin ; il ne parut que deux fois à Rheinsberg.

Le prince était obligé à quelques devoirs de politesse envers son voisinage ; il nous a raconté ses relations avec le prince Charles-Louis-Frédéric de Mirow, frère du duc régnant de Mecklembourg-Strélitz : c’est un amusant chapitre de l’histoire de Rheinsberg et qui donne le ton de la maison.

Le château de Mirow était tout près de Rheinsberg ; Frédéric part à cheval un beau matin, accompagné d’un officier de son régiment. Arrivé à Mirow, il laisse ses chevaux à la poste et se dirige vers le château. Sur le pont-levis qui mène à la porte d’une tour en ruines, un grenadier en faction avait déposé son bonnet, sa ceinture et son fusil pour travailler plus à son aise à tricoter des bas : « D’où venez-vous et où allez-vous ? » crie cette sentinelle. — « Je viens de la poste et vais au bout du pont. » — Très troublé, car il n’était pas habitué à voir des visages étrangers, l’homme appelle le caporal. Celui-ci, qui sortait justement de son lit, paraît sans souliers et culottes ouvertes, et répète la question : — « Où allez-vous ? » — Le prince, sans répondre, entre dans la cour. C’est bien un château, pense-t-il ; il n’y a pas moyen d’en douter, puisque voici, de chaque côté, la porte, une lanterne, et, au-dessus, un écusson, même deux écussons. Il frappe et refrappe jusqu’à ce qu’une servante toute cassée apparaisse : — « Tiens, se dit Frédéric, ce doit être la nourrice du père de Mirow, » mais déjà la vieille lui a fermé la porte au nez sans parler. Il entre à l’écurie, où il apprend d’un valet que son altesse s’est rendue avec