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Francs, de l’ouvrage d’Eccard sur la loi salique, de celui de M. Huet sur la Faiblesse de l’esprit humain, et des fautes grammaticales de Grégoire de Tours, qui confondait souvent le nominatif avec l’ablatif.

Son petit livre, où il va d’un sujet à l’autre très vite, mais s’arrêtant par endroits pour faire une citation inattendue et inutile, une dissertation grammaticale ou théologique, ou pour insérer quelque morceau peu connu ou encore un catalogue, est l’image de son esprit et donne l’idée de sa conversation. C’était l’homme qu’il fallait pour servir de dictionnaire à la curiosité de Frédéric. Le prince s’amusait à l’entendre répéter de mémoire des passages d’auteurs célèbres que personne n’avait l’honneur de connaître. Il feuilletait cette érudition inépuisable et point pédantesque, car Jordan était d’origine méridionale, — petit, brun avec des yeux très vifs et de larges sourcils noirs, — et le pédantisme n’est pas du midi, où il y a trop de soleil et d’invitations à sortir de soi. Comme il était d’ailleurs doux, bon et sûr, le prince l’employait aux offices de conseiller littéraire, de copiste, de critique, d’atome critique, comme il disait, et d’ami. Il aimait tout en lui, jusqu’à la pauvreté qui achevait cette physionomie de savant et de philosophe.


Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu’Érasme, autant et plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui, de livres rongés t’a rendu l’héritier,
Sans feu ni lieu d’ailleurs, même sans encrier…


Frédéric crut avoir fait encore une bonne acquisition en la personne du Hambourgeois Bielfeld, qu’il avait connu d’une façon assez singulière. Le roi son père et lui étant en visite chez le prince d’Orange, au château de Loo, la conversation vint à table sur la franc-maçonnerie. Le roi s’exprima durement sur le compte de cette société secrète, et le prince eut tout de suite envie d’y entrer. Il conta son dessein à un des convives, le comte de La Lippe, qui s’était fait gloire d’appartenir à un ordre « voué au bonheur de l’humanité. » On convint que l’initiation serait faite à Brunswick en grand secret. Bielfeld, qui s’y trouva, fit un si joli discours au prince que celui-ci résolut de se l’attacher, et le fit venir à Rheinsberg. Il semble bien que le nouveau-venu, qui apportait avec lui une très grande ambition, n’était pas aussi bien doué que le reste de la compagnie. Plus de vingt ans après l’avènement de Frédéric, dont il avait quitté le service, pour n’y avoir pas trouvé les honneurs espérés, il écrivit des Lettres familières, où il raconta le