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rouge sur les joues de ces dames, et de la grandeur de leurs paniers et du tour de main qu’elles ont pour éviter la rencontre des paniers voisins ou le heurt des arbres dans les petites allées, de leur habileté à disposer cette cage pour satisfaire certains besoins en ayant l’air de penser à autre chose. Ces remarques, et une comparaison entre les dames anglaises et les dames françaises, — il dit qu’il faut regarder celles-là sans leur parler, et parler à celles-ci sans les regarder, — sont les seules qu’il ait faites sur les caractères des nations.

En revanche, il ne manque pas de décrire les cabinets de curiosités ; celui de M. l’apothicaire Linck, de Leipzig, où il a vu des animaux, des métaux, des pierres, des coquillages, des pétrifications, quelques monstres et une machine concave en bois par le moyen de laquelle on peut allumer une chandelle, pourvu qu’on expose au foyer, à un pied de distance, un charbon allumé ; et celui de la maison des orphelins à Halle, où se trouvent réunies la divinité Visthu, qu’on adore au Malabar, plusieurs divinités des Germains et des tarentules conservées dans l’esprit-de-vin. Il a visité toutes les bibliothèques, bouquiné sur le quai Saint-Augustin, heureux quand il découvrait un catalogue ou quand il apprenait d’un libraire le nom de l’auteur d’un ouvrage anonyme. Mais c’est en compagnie des écrivains et des savans illustres qu’il a passé les heures les meilleures de son voyage.

Ceux qu’il a visités à Paris l’ont charmé par un air de politesse et de belle humeur, à l’exception de Voltaire, « jeune homme maigre, qui semble attaqué de consomption et dévoré d’un feu aveugle, » et souffre comme un martyr des parodies de son Temple du goût. Fontenelle a regardé Jordan de son œil vif et gai ; il lui a parlé de l’impertinente question du père Bouhours : « Si un Allemand peut avoir de l’esprit, » et lui a tenu vingt autres discours où respirait un air de paix et de charité ; l’abbé de Saint-Pierre s’est montré plein de douceur et d’humanité ; le père Monfaucon était tout enfoncé dans des manuscrits grecs nouvellement arrivés, mais il a reçu l’étranger avec une politesse exquise et enjouée. Jordan a été surpris de voir que Rollin était un petit vieillard sans mine, s’exprimant moins bien qu’il n’écrit, et il a été charmé d’une modestie inconcevable chez un homme tant loué à si juste titre. L’abbé Du Bos l’a émerveillé par la beauté de sa conversation, la pureté de son langage et par une érudition qui s’exprimait en idées précises. Jordan s’est entretenu avec les savans de leurs livres, de l’Antiquité rétablie, du Parallèle de la poésie et de la peinture, de l’Histoire de l’établissement de la monarchie en France, et de la meilleure édition de Platon, de la meilleure traduction de Polybe, de l’emplacement occupé par les anciens