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l’âme et la qualité de foi qu’il a consacrées. Un autre monde surgit, rude, sérieux, pratique, impitoyable aux élégances et aux belles conventions de cette foi légère, de cette âme et de cette société de transition. Démocratie, science, labeur, maux réels, croix arrachée, ou croix de fer… Ce sont vos funérailles, Atala, René, héros et héroïnes de l’Abbaye-aux-Bois, vague des passions et orgueil féodal. Napoléon avait construit la maison sociale du siècle, avec son Code ; Chateaubriand, la maison idéale, avec son Génie. Le monde nouveau ruinera de la même poussée les deux maisons. Le Génie du christianisme qu’on lui fera, — et on le lui fera, — sortira d’un laboratoire, il sera le contraire de l’autre. Un savant, un grand savant, peut seul s’en charger. Demander ce livre à un écrivain d’imagination, à un lettré, à un érudit même, c’est demander un pastiche ridicule et inutile. Chateaubriand souffrira une éclipse, car sa grandeur et sa beauté n’ont pas de commune mesure avec la grandeur et la beauté qui s’élaborent présentement. Plus tard, les reflux historiques lui ramèneront sans doute des lecteurs. Mais ne dût-il rester de lui qu’un nom, une influence longuement subie, — et combien de grands écrivains n’ont pas laissé davantage ! — ce sera le nom et l’influence du père spirituel de ce siècle, de l’homme qui l’a le plus et le mieux pétri, après Napoléon.

Nous tous qui sommes nés dans son giron, nous lui demeurerons fidèles jusqu’au bout. Il nous a donné notre vision du monde, enchantée ou douloureuse, il nous a passé le mal de son désir, il a accommodé à notre lâcheté le peu de vérité que nous pouvions tolérer. Dans l’esclavage où il a réduit nos imaginations, nous l’admirons et nous l’aimons, comme l’esclave aime et admire le maître de race supérieure qui lui apprit à penser, à regarder, à lire. Nous n’ignorons pas ses misères, ses faiblesses, ses artifices ; nous sourions parfois de ses manies ; nous connaissons aussi sa générosité, sa vaillance, la chaleur et la beauté de ce regard anxieux du ciel. Il ne fut pas un saint, un confesseur ni un docteur ; notre raison place au-dessus de lui les grands voyans de vérité, les grands serviteurs de la justice. Mais notre cœur se défend mal d’une secrète préférence pour celui qui fut le plus noble, le plus merveilleux exemplaire de ce pauvre être que nous sommes tous : un homme qui n’est qu’un homme.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.