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poésie et un art religieux. Ce qu’il contenait de substantiel s’est développé en se fortifiant jusqu’à Montalembert et Lacordaire ; il a végété dans une autre direction par son vice secret, jusqu’aux arlequinades catholiques de Baudelaire et de Barbey d’Aurevilly. Aujourd’hui, on ne le lit guère ; mais il gouverne encore des imaginations qui l’ignorent.

M. de Lescure dresse une liste longue et indulgente des ouvrages de Chateaubriand qui restent, que l’on continuerait de lire, selon lui. Les Martyrs ? le Congrès de Vérone ? ? Mais qui lit ? et que lit-on ? Rien n’est plus aléatoire que nos conjectures, quand nous enterrons les œuvres littéraires avec notre scepticisme de salon ou de journal. Il y a quelques années, dans une maison perdue au fond des provinces russes, on parlait de Chateaubriand. L’aïeule détendait Atala, avec la chaleur du souvenir, contre nos railleries irrespectueuses. Un lettré du sens le plus fin, — pourquoi ne le nommerais-je pas ? c’était le commandeur Nigra, — hésitait à prendre parti entre l’attaque et la défense. Pour connaître si Atala vivait encore, il proposa sagement de tenter une épreuve sur deux jeunes filles qui n’avaient jamais ouï parler du roman. On leur lut quelques pages ; nous retenions nos sourires. Cheveux blanchis du vieux Chactas, quel n’eût pas été voire contentement ! L’épreuve était faite ; en écoutant les malheurs de l’Indienne, les deux petites sauvages avaient pleuré.

Je croirais volontiers qu’on lit surtout les Mémoires d’outre-tombe. Ils ont la préférence de M. de Lescure, de M. Faguet également ; et ce dernier en donne la vraie raison : « C’est à la tragédie de notre propre nature que nous nous intéressons dans le monologue tragique de Chateaubriand. » C’est aussi au plus beau des romans historiques, avec un héros central toujours en action, avec mille comparses toujours vivans. Les apprêts de style qui nous laissent froids, quand Chateaubriand les plaque sur une œuvre d’art pur, nous émeuvent dans les Mémoires, parce qu’ils sont ici des armes décrochées de la panoplie pour un combat sanglant. Qu’importe s’il y a un masque, et s’il est mal attaché, comme le dit Sainte-Beuve ? C’est un intérêt de plus, et le masque ne dissimule guère les véritables jeux de physionomie. Pour ma part, je verrai toujours la première moitié de notre siècle, les événemens et les hommes, dans les arrangemens majestueux de lignes et de couleurs où l’immortel peintre les a saisis. Ils étaient autres, dites-vous ? Ils avaient tort.

Et pourtant, tout cela va sombrer, le miroir avec l’image, les Mémoires d’outre-tombe avec la société, les goûts et les passions qu’ils reflètent, le Génie du christianisme avec les dispositions de