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croisé saisit la plume à défaut de l’épée, pour faire bon service à Dieu d’abord, pour plaire aux dames, gagner des fiefs, pourfendre ses ennemis. Si les temps fussent restés réguliers, Chateaubriand eût servi sur un navire ou dans les mousquetaires, ce cadet eût pointé à la cour et brigué les grandes places. Le fameux manuscrit des Natchez, toujours perdu, toujours retrouvé à point quand le besoin s’en faisait sentir, ce manuscrit fût demeuré comme le seul témoignage des rêveries du jeune voyageur ; plus tard, ses passions et le tour poétique de son imagination lui eussent dicté des petits vers, entre deux campagnes ou deux intrigues d’ambition. Mais que faire sous Napoléon, à moins que l’on ne songe ? quand on est, comme notre Breton, d’humeur trop rétive pour servir un maître aussi dur. A partir de 1814, dès que l’horizon politique s’ouvre devant lui, dès que la sylphide attire vers cette nouvelle chimère une maturité ralentie sur l’amour, il cesse d’écrire, autrement que pour porter des coups. Il ne revient dans la suite au métier que pour réparer ses finances, ou pour préparer silencieusement son mausolée, les Mémoires.

Je ne m’étendrai pas sur le rôle politique de Chateaubriand, ayant eu déjà l’occasion de l’étudier. Sans croire avec lui que la guerre d’Espagne fût la grande pensée du siècle, je redirai de ce poète, comme nous le disions l’autre jour de Lamartine, que les gens d’affaires ont trop déprécié cette famille d’esprits. Nous opposions les grandes vues de Lamartine aux habiletés de M. Thiers ; on pourrait établir le même parallèle entre Chateaubriand et Talleyrand, ces deux hommes qui se haïssaient cordialement. Certes, Talleyrand était de meilleur service au train quotidien de la politique, à la table d’un congrès ; aussi diplomate que Chateaubriand l’était peu, il eût « roulé » cet adversaire dans chaque négociation. Mais Talleyrand ne voyait pas à dix ans devant lui. Nous possédons aujourd’hui ses Mémoires, et l’on est stupéfait d’y trouver la preuve que cette vive intelligence n’a rien compris à la Révolution, au changement du monde, à l’avènement de la démocratie. Il n’a vu dans le cyclone qu’un temps de troubles, au sortir duquel on pouvait rebâtir sa maison comme devant. Chateaubriand, abusé sur le moment immédiat par la fougue de son désir, voyait à distance avec le regard de l’historien ; il a merveilleusement deviné les suites nécessaires du cataclysme, la fin de tout ce qu’il aimait, l’orientation nouvelle des peuples. L’aigle, facile à prendre à tous les lacets quand il se posait sur terre, retrouvait sa vue perçante en relevant son vol dans les hauteurs. Reconnaissons d’ailleurs qu’il était difficile à un gouvernement d’écouter la voix de ce conseiller quinteux ; cette voix qui répétait chaque jour aux