Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commentaire sur le livre où tant d’habiles gens se sont escrimés ? S’il y a quelque découragement dans cette façon de se dérober, elle marque surtout beaucoup de modestie. Quand il traite des écrits de Chateaubriand, M. de Lescure passe volontiers la parole aux maîtres de la critique, il choisit avec tact les jugemens qui ont le plus de poids. Son essai répond à l’objet que se propose la collection des Grands écrivains, et c’est le premier mérite de ce genre d’ouvrages ; ils doivent résumer pour le grand public, en traits faciles et précis, les notions généralement acceptées sur des hommes dont le nom est illustre, dont la vie et les œuvres sont souvent ignorées. On s’éloignerait du but en s’attachant à des opinions singulières, en cherchant à briller sur un point d’érudition. Cette retenue a dû coûter à M. de Lescure, qui est un rare érudit ; il y faut louer une preuve d’intelligence.

J’ai quelque embarras à parler d’un livre où je rencontre des lignes trop obligeantes et une invitation redoutable. Elle se trompe d’adresse, les raisons en apparaîtront à M. de Lescure sans qu’il soit besoin de les dire, si nous tombons d’accord sur les conclusions de cette étude. Après lui et avec une liberté qu’il n’avait pas, je voudrais marquer deux ou trois traits saillans dans la physionomie de Chateaubriand. Devant un portrait bien fait et qu’on ne saurait avoir la prétention de recommencer, il est permis au passant d’interroger le regard du modèle, de hasarder ses conjectures sur l’âme qui s’y livre.


Il écrivait, dans la préface des Mémoires d’outre-tombe : « Qu’on sauve mes restes d’une sacrilège autopsie ; qu’on s’épargne le soin de chercher dans mon cerveau glacé et dans mon cœur éteint le mystère de mon être. » Soin bien inutile, en effet : le scalpel du médecin n’avait plus rien à chercher. Dans ces douze volumes, achevant l’œuvre des livres qui les avaient précédés, l’homme dévoilait à chaque page « le mystère de son être. » Quand on les a longtemps pratiqués, quand on a confronté leurs aveux sincères et leurs réticences concertées avec tout le cours d’une vie aujourd’hui inondée de clarté, on connaît Chateaubriand jusque dans les moelles ; il est facile de dégager l’essentiel de ce cœur et de ce cerveau.

Il s’est fait durant huit siècles : goutte à goutte, avec le sang batailleur, les révoltes et la fidélité grondeuse, la foi naïve et les âpres passions d’une longue lignée de seigneurs bretons. Avant tout, c’est un gentilhomme breton. Il se déguisera suivant les temps, et de la meilleure foi du monde, en libéral, en démocrate sur le tard ; doctrines qui ne tiennent pas plus à la chair qu’un habit de circonstance ; il sera toujours un féodal, son donjon intérieur restera