qui, en la tenant depuis deux ans sur le qui-vive sans une minute de repos, ont de leurs imprudentes mains bandé ce terrible ressort qui brise tout, leurs alliés et eux-mêmes, le jour où il se détend. Ôtez de l’histoire de ce temps ce fait capital : l’émigration ; ou supposez, — cette seconde hypothèse étant plus acceptable, — qu’au lieu de prendre dès le premier jour une attitude fanfaronne, provocante et agressive, l’émigration n’ait été que l’ostracisme volontaire d’un certain nombre de Français s’éloignant de leur pays jusqu’au jour où, l’animadversion populaire qui les en chassait s’étant enfin calmée, il leur eût été loisible d’y rentrer paisiblement et de s’accommoder tant bien que mal du nouvel ordre de choses, qui lui-même se fût accommodé d’eux, — et c’est ainsi précisément que les choses se passèrent dix ans plus tard, au temps du consulat : — tout change aussitôt. Sans l’émigration, la Révolution eût été tout à la fois moins terrible et moins grande ; les faits et les hommes y eussent été de proportions plus normales, y eussent moins complètement échappé à la mesure ordinaire, — qui ne peut pas leur être appliquée, — puisqu’ils la dépassent de toutes parts. L’émigration est indubitablement responsable en grande partie des pires excès de la Révolution : elle a, sinon provoqué, du moins entretenu et exaspéré l’inquiétude, la défiance, la colère, qu’on trouve comme élémens essentiels au fond de ce délire meurtrier qui s’empara du pays. Mais, — qu’on le remarque bien, — dans le même temps qu’ils obligeaient la Révolution à faire ainsi banqueroute à ses belles promesses de fraternité, de justice et d’amour, qu’ils la poussaient à se déshonorer en commettant, à son tour, toutes les iniquités et toutes les violences qu’elle avait chaleureusement flétries, — les émigrés, par cela même qu’ils créaient, concurremment avec l’état d’esprit anxieux, d’où sont sortis les crimes, l’état d’esprit héroïque, d’où sont sorties les grandes actions de cette tragique époque, préparaient sans le savoir le salut de cette Révolution dont ils tramaient la perte. Bien plus, ils travaillaient à sa réhabilitation future autant qu’à son salut présent et avec la même inconscience : puisque, grâce à eux, la Révolution allait pouvoir présenter leurs complots comme excuse de ses fureurs et racheter la grandeur de ses crimes par la grandeur de son patriotisme. Et c’est un problème historique dont l’intérêt n’est pas médiocre de savoir, — non pas si l’émigration a exercé une grande influence sur la marche de la Révolution, ce qui est depuis longtemps hors de doute, — mais si l’émigration peut-être n’aurait pas, tous comptes faits, rendu service à la Révolution.
GEORGE DURUY.