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plus patriotique. » Ils veulent « désabuser les chefs de la nation et tous les citoyens, » adresser un mémoire à l’Assemblée nationale, une lettre au Courrier d’Avignon « pour prouver à toute la terre que l’esprit de rébellion n’est pas parmi eux[1]. » Ces forçats méconnus et vertueux qui reçoivent et qui lisent des journaux ; qui rédigent des mémoires, des adresses, des rectifications ; qui s’intéressent à la chose publique ; qui font de la politique, en un mot, eux aussi : l’étrange époque que celle-là ! ..

Cette invasion de la France par la politique ne va donc pas sans certains avantages qui compensent, dans une assez large mesure, les graves inconvéniens qu’on a signalés. Le désordre, assurément, est partout : dans la commune comme dans l’État. L’administration est soumise à l’ingérence brouillonne et tyrannique des clubs, ou à la brutale pression des émeutes. Le pays est profondément troublé, les crises s’y succèdent avec une rapidité et une violence extraordinaires ; toutefois, cette agitation n’est que l’excès d’une vitalité supérieure et, à tout prendre, elle vaut mieux que la mortelle torpeur, l’indifférence glacée qui annonce l’épuisement ou la sénilité d’un peuple. Qu’elle est riche, cette sève surabondante qui bouillonne dans les veines de la nation rajeunie ! Amour de la liberté, dévouaient passionné à la chose publique, foi dans l’avenir de la Révolution et dans la mission régénératrice de la France, patriotisme indomptable : un peuple qui porte tout cela dans son cœur peut bien délirer par momens. Et quel cerveau serait assez ferme pour n’être point troublé par les fumées d’un tel vin ? Mais ce vin est généreux et tout n’est pas malfaisant dans l’ivresse qu’il provoque ; le ferment des plus grandes actions s’y trouve, comme des pires ! D’ailleurs, s’il est juste de dire que, dès le premier ébranlement reçu de la Révolution, ce peuple a commencé de déraisonner, il est également équitable d’ajouter que, dans la suite, rien n’a manqué de ce qui pouvait l’aider à perdre tout à fait la tête. Au premier rang de ces influences funestes, qui ont fini par rendre chronique et exaspérer la dangereuse exaltation que quelques accès, à peu près inévitables au début d’une pareille crise, auraient sans doute assouvie et calmée, — chacun sait qu’il faut mettre l’attitude follement provocatrice, le langage et les actes inconsidérés ou criminels des émigrés. Mais il y a des vérités qu’il est bon d’affirmer sans cesse, parce que sans cesse on les conteste ou qu’on les oublie[2]. L’exemple de ce qui s’est passé à Toulon

  1. Archives de Toulon. — Lettre du 28 avril 1790 à M. Richard, maire.
  2. Ou qu’on les néglige. S’il est permis d’adresser ici une critique à l’historien philosophe qui a marqué d’une si forte empreinte chacun de ses jugemens sur la Révolution, le reproche qu’on oserait faire à M. Taine est de n’avoir pas suffisamment mis en lumière certaines causes de cette démence sanguinaire qui, comme les intrigues des émigrés et les menaces des puissances, sont absolument étrangères à la Révolution elle-même.