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persistance même de cette contemplation l’hallucine. Toute parole dite là, tout événement qui s’y accomplit, retentissent aussitôt avec une violence extraordinaire jusqu’aux extrémités du corps, avidement tendu, de la nation. De là ces tressaillemens soudains, tantôt de crainte et tantôt d’espérance, aujourd’hui d’allégresse et demain de colère, ces transports convulsifs qui la secouent. Une vie intense s’est éveillée dans le pays ; il sent plus vite, plus fortement qu’autrefois ; mais cette sensibilité s’est développée jusqu’au point où elle devient maladive ; où la volonté d’un peuple, comme celle d’un individu menacé de démence, perd l’harmonie de son fonctionnement normal et, procédant par impulsions brusques, donne le spectacle inquiétant d’une force déréglée qui ne sait plus ce qu’elle fait et qui ignore où elle va. Si la France tout entière a la fièvre, Toulon est un des points où l’on peut observer les manifestations les plus caractéristiques de la maladie régnante.

Cette maladie a pour premier symptôme la prédominance exclusive des préoccupations d’ordre politique. — Autrefois, sauf le cas où de grands intérêts nationaux tels qu’une guerre, un traité, étaient en jeu, chacun en France s’occupait de ses affaires d’abord, de celles de sa province, de sa ville, de son bourg ou de son village ensuite, et fort peu de celles de l’État. Au roi et à ses ministres était dévolu le soin de veiller sur celles-là et de les régler de la façon la plus avantageuse et la plus honorable pour le pays. Depuis 1789, l’ordre est interverti : c’est aux affaires de la nation qu’on s’intéresse par-dessus tout. Le mal ne serait pas grand, ou même il n’y aurait là qu’un avantage au lieu d’un mal si, à ce zèle, s’unissaient l’expérience et la modération requises pour aborder d’aussi graves et complexes matières. Mais tout le monde se croyant apte à les traiter sans le moindre apprentissage préalable, tout le monde croyant avoir une opinion raisonnée sur elles, avec le droit d’exprimer cette opinion sous mille formes, articles de journaux, brochures, pamphlets, affiches, adresses, pétitions, discours ; de l’imposer par des manifestations bruyantes ou par la force même, au besoin, il en résulte que cet intérêt passionné pour la chose publique, cette fureur de s’ingérer sans titre ni mandat dans le gouvernement du pays, de donner des conseils aux pouvoirs légaux et de discuter leurs actes, se résout finalement en un affreux désordre, et qu’au lieu de l’activité féconde d’un peuple libre, travaillant dans la plénitude de son indépendance et de sa raison à l’œuvre de ses destinées, la France n’offre plus en spectacle que l’anarchie et le chaos. Qu’on en juge par ce qui se passe à Toulon. « Les affaires de la localité, nous dit expressément