Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le chemin. Dans le vide de leurs cerveaux frustes, deux ou trois formules d’un dogmatisme raide et tranchant sont tombées ; elles y ont fermenté comme la vendange dans une cuve, elles obscurcissent de grisantes vapeurs les faibles lueurs de raison, de bon sens, de justice, d’humanité, que la nature leur avait départies. Ils sont ivres de liberté, de fraternité — ivres d’égalité surtout. Mais cette ivresse n’est pas inoffensive ; c’est une ivresse sombre, farouche : celle des vins frelatés d’où la gaîté du soleil est absente. Matelots, soldats, artisans, ouvriers, tous avaient un métier, — modeste métier manuel pour la plupart d’entre eux — qu’ils pratiquaient paisiblement, sans regarder à côté ni au-delà, à peu près satisfaits quand le labeur de la veille avait assuré le pain du lendemain. Tout à coup, l’idée leur est venue ou plutôt on leur a dit, — et ils ont cru aussitôt, — que leurs capacités étaient supérieures à cette humble tâche, qu’elles pouvaient se hausser à une vaste entreprise de transformation sociale, que la nation, — et qui sait, peut-être même l’humanité ? — attendait d’eux son bonheur, qu’ils se devaient désormais corps et âme à cette œuvre grandiose. Et les voilà partis sur cette chimère, emportés par elle dans une course vertigineuse, galopant bride abattue à travers l’absurde, en plein champ de démence. Une manie s’est emparée d’eux : la manie raisonnante et discoureuse. Tel, simple manœuvre hier, aujourd’hui disserte à perte de vue sur la politique, — dont les premiers élémens lui sont d’ailleurs totalement étrangers, — morigène les législateurs en titre, s’élève avec force contre leur circonspection et leur mollesse, propose des moyens d’une effrayante simplicité pour assurer, d’un trait de plume, la félicité publique. La déclaration des droits de l’homme, évangile politique et social supérieur à toute constitution et à toute loi[1], leur fournit les lumières nécessaires, des lumières qui ne peuvent tromper. De même, la Bible aux puritains de Cromwell. Et pas plus que ces dures « têtes-rondes, » ils ne sont capables d’éprouver une hésitation, de concevoir un doute. Eux aussi possèdent la source de toute vérité. Qu’y pourraient-ils puiser qui ne fût bon, qui ne fût sage, qui ne fût juste ; et de quel châtiment ne sera pas digne l’audacieux, le « non-conformiste » impie, qui oserait discuter les arrêts de cette sagesse, de cette justice souveraines ? Que la foudre populaire le frappe, l’anéantisse : le peuple, non plus que Dieu, ne saurait souffrir de blasphémateurs !

Le club, lieu de réunion où des gens d’esprit libéral et cultivé, de mœurs polies, aimaient à deviser entre eux, à se communiquer les nouvelles venues de Paris, à commenter les décrets de

  1. Voir, sur ce point important, Taine, Révolution, I, p. 273.