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II

Le roman traverse donc, en Allemagne, une période critique. Là comme ailleurs, il cherche à s’accommoder aux conditions nouvelles que lui ont faites l’accroissement rapide du nombre des lecteurs et la toute-puissance de la presse quotidienne. Tout en gardant de nombreux vestiges du romantisme, et un goût fâcheux pour le pessimisme byronien et théâtral, il se préoccupe des questions du jour, et surtout des problèmes sociaux. Enfin, pour être neuf, il se jette dans le réalisme naturaliste, au risque de ne pas être original. Mais, à vrai dire, l’a-t-il jamais été ?

Certes, l’histoire littéraire de l’Allemagne n’est pas vide, tant s’en faut, au chapitre du roman. Goethe y brille au premier rang. La forme du roman a été particulièrement heureuse à ce poète. Werther, Wilhelm Meister, les Affinités électives comptent parmi ses œuvres les plus assurées de vivre, et les mémoires qu’il a écrits dans sa vieillesse, sous le titre de Poésie et vérité, valent peut-être le meilleur de ses romans. Mais Goethe une fois mis hors de pair, trouverons-nous, pour emprunter une expression favorite de la critique allemande, une autre « étoile de première grandeur ? » Et sans faire tort aux Wieland, aux Jean-Paul, aux Auerbach, aux Spielhagen, sont-ils de ces génies créateurs qui laissent sur un genre littéraire une empreinte ineffaçable ? Peuvent-ils se comparer aux Rousseau, aux Chateaubriand, aux Balzac, ou aux Walter Scott, aux Dickens et aux Thackeray ? Leurs admirateurs mêmes ne le soutiendraient pas. C’est que, en général, le roman allemand ne s’est pas développé spontanément. L’impulsion lui est venue de l’étranger, avec les modèles : conditions peu propices à l’originalité.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, il paraissait déjà en Allemagne un assez grand nombre de romans ; mais quels romans ? Des imitations encore fort maladroites du roman français ou anglais à la mode. Tant que de Foë est en faveur, les Robinsonades se multiplient. Après Richardson, ce ne sont qu’histoires bourgeoises et sentimentales, interminables romans par lettres sur le plan de Paméla et de Clarisse Harlowe. Mais Richardson est détrôné par Rousseau : aussitôt paraissent en Allemagne nombre de romans où la corruption civilisée est humiliée devant l’homme de la nature, où les droits de la passion sont fièrement opposés aux conventions de la société. Même docilité d’imitation dans notre siècle, non moins nettement marquée par instans, quoique combattue par un effort intermittent vers l’originalité. Dans l’intervalle, en effet, l’Allemagne littéraire a traversé sa période héroïque et classique. Ses grands écrivains lui ont donné la conscience et l’orgueil