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l’aveu à peine déguisé. Sans doute, elle n’est pas toujours d’une impartialité incorruptible. Il lui arrive comme à d’autres de servir d’instrument à la réclame, et alors les superlatifs ne lui coûtent rien. Mais personne n’en est dupe, et les épithètes les plus « colossales » ne tirent pas à conséquence. En fait, malgré les éloges maladroits dont telle ou telle œuvre est accablée par des amis complaisans, la critique se rend compte, très nettement, que le roman allemand d’aujourd’hui soutient mal la comparaison avec le roman anglais ou français. C’est pourquoi, depuis quelques années, un groupe de jeunes romanciers a rompu bruyamment avec la tradition. Ils veulent, à tout prix, trouver une formule nouvelle. A leurs yeux, ni le roman de la dernière manière de Spielhagen, — ni, à plus forte raison, celui de Freytag ou d’Auerbach, — ni la nouvelle aristocratique et élégante de Paul Heyse, ni même la nouvelle berlinoise et déjà réaliste de Théodore Fontane, ne répondent plus aux exigences artistiques de notre temps. Les maîtres sont ailleurs : ils s’appellent Zola, Ibsen, Tolstoï, Dostoïevsky, Maupassant. On n’entend plus parler que de réalisme, de naturalisme, de zolaïsme. C’est une révolution littéraire qui commence, ou, pour être exact, qui voudrait commencer : car il y a jusqu’ici plus d’intention que de fait.

Tantôt donc, le romancier allemand prend les allures et le style d’un reporter. Il se pique de rendre, avec la plus scrupuleuse exactitude, la physionomie de tel quartier de Berlin, et de prendre sur le vit les mœurs de ses habitans. Ce métier, auquel la nature ne l’avait peut-être pas destiné, il s’en acquitte avec une ponctualité tout allemande. Ce n’est pas lui qui écrirait de verve la description minutieuse d’une ruelle qui n’existe pas, ou qui attendrirait ses lecteurs au tableau d’une cité misérable où il n’aurait jamais mis les pieds. Tantôt, avec une égale docilité, il suivra une autre indication de quelques naturalistes français. Il croira pousser d’autant plus loin le réalisme, qu’il s’abandonnera davantage à « l’obsession sexuelle, » et il écrira des romans qui pourraient passer pour licencieux, s’ils n’étaient surtout naïfs. Trois de ces romanciers eurent la bonne fortune, il y a deux ans, d’être poursuivis avec leur éditeur, à Leipzig, pour outrage à la morale publique ; trois tout jeunes gens, dont l’aîné avait à peine trente ans, MM. Wilhelm Walloth, Conrad Alberti, et Hermann Conradi. Ce dernier mourut avant le procès. Devant le tribunal, les deux autres prévenus se sont bornés à protester de la pureté de leurs intentions et à repousser l’accusation de pornographie. Ils ont plaidé la thèse ordinaire du réalisme : l’indépendance absolue de l’art, et le droit pour le romancier de tout dire et de tout dévoiler, pourvu que son œuvre soit vraie et « objective. » Il n’écrit ni pour les