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l’enthousiasme idéaliste d’autrefois, et l’opposer au positivisme brutal du temps présent. Un de ses héros a quitté l’Allemagne après 1848. Il fait un long séjour en Amérique, puis il revient, et dans l’empire gouverné par M. de Bismarck, il ne reconnaît pas son Allemagne. Il se sent dépaysé, isolé. Il a perdu, pour ainsi dire, le contact de ses compatriotes. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, le choque, et ses propres sentimens ne trouvent plus de sympathie qui leur réponde. Avec son idéalisme démodé, il s’apparaît à lui-même et aux autres comme un revenant. Il ne lui reste qu’à s’exiler encore. Ce personnage ne représente-t-il pas, en un certain sens, l’auteur lui-même ? Spielhagen ne ressent-il pas, lui aussi, un semblable malaise au milieu d’une génération nouvelle, où il ne se reconnaît point ? Mais ce qu’il faut ajouter, c’est qu’il a contribué à la former ; c’est que, loin d’avoir perdu l’Allemagne de vue pendant de longues années, Spielhagen au contraire, depuis son premier grand ouvrage, Natures problématiques (1861), n’a cessé de penser à elle en écrivant, et de combattre avec une éloquence opiniâtre pour ce qu’il croit la vérité et la justice sociales.

L’histoire est pleine de telles ironies. Pendant le second tiers de ce siècle, les écrivains allemands, grands et petits, ont adjuré, sur tous les tons, leurs compatriotes de passer enfin de la période du rêve à celle de l’action. « Assez de métaphysique et d’idéalisme, assez de poésie lyrique ! Songez que votre empire doit être de ce monde, et que la mission de l’Allemagne l’appelle non-seulement à la prééminence intellectuelle, mais aussi à l’hégémonie politique parmi les peuples civilisés. Devenez une nation, ayez le sens du réel ! » Par malheur, ces apôtres de la mission allemande étaient encore, à leur insu, tout pénétrés de l’idéalisme qu’ils combattaient, tout nourris des principes humanitaires du XVIIIe siècle, et ils prouvèrent, en 1848, que le sens du réel leur faisait complètement défaut. D’autres survinrent bientôt, qui en étaient mieux pourvus : le prince de Bismarck, d’abord, ce grand réaliste de l’école de Frédéric II, puis ses adversaires, catholiques et socialistes. Voilà donc en quelques années l’Allemagne unifiée et puissante, l’empire fondé, le suffrage universel établi et la vie politique éveillée dans toute la nation. Voilà du même coup les idéalistes désenchantés, et beaucoup d’entre eux, incapables de réconcilier la réalité qui s’impose à eux avec celle qu’ils avaient rêvée, s’en détournent avec chagrin et se jettent dans le pessimisme.

Bien des causes ont concouru à favoriser en Allemagne, après 1870, le progrès de la doctrine de Schopenhauer. Il y en eut de philosophiques et de sociales ; il y en eut de morales et de religieuses. Mais il y faut joindre, comme on voit, la rapidité et la violence des changemens que l’Allemagne venait de subir. Le