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une habileté de main redoutable. Pour l’article courant, pour le roman destiné à être découpé par tranches dans les revues hebdomadaires ou mensuelles, elles l’emportent, sans contredit, sur les hommes. Ceux-ci ont peu à peu lâché pied, et, se sentant incapables de soutenir la concurrence, ils ont dû céder la place. Les femmes savent se contenter d’honoraires moins élevés. Elles ont surtout une abondance intarissable, une fertilité d’invention imitative contre laquelle il serait vain de lutter.

Ce genre qui leur appartient « par droit de conquête, » elles ne l’ont guère renouvelé. Parmi tant de romancières, l’Allemagne actuelle a tout au plus, avec Ossip Schubin ou Mme d’Ebner-Eschenbach, l’équivalent de la comtesse Hahn-Hahn, ou de Fanny Lewald. Elle attend encore une George Sand ou une George Eliot. Tous ces romans sont à peu près taillés sur le même patron. Intrigue romanesque, caractères conventionnels, couleur locale démodée : l’ensemble laisse l’impression de quelque chose d’artificiel et de vieillot. Il n’y aurait rien à en dire, si le seul fait que ces romans existent, se multiplient et se lisent, ne devait être signalé à titre de symptôme. De là, en effet, le mauvais goût d’une bonne partie du public, qui se contente de cette pâture ; de là, pour des œuvres plus littéraires, qui trouvent la place prise, la difficulté de percer ; de là enfin l’accueil fait aux romans étrangers par les lecteurs d’un sens plus aiguisé. D’où peut venir le remède ? Probablement de l’excès même du mal. Si le nombre des mécontens devenait inquiétant, les directeurs de revues et les éditeurs, habiles à deviner d’où le vent souffle, sauraient fort bien changer de système. Mais les réactions de ce genre, si elles éclatent parfois tout d’un coup, se préparent en général lentement, il ne suffit pas qu’une œuvre maîtresse et originale apparaisse, il faut encore que le public soit prêt à la recevoir.

Mais justement, dans ces dernières années, ceux mêmes de qui le public attend une direction sont comme désorientés et trahissent leur embarras. Tel romancier qui, comme Spielhagen, était dès avant 1870 en pleine possession de son talent et de sa gloire, et qui continue d’écrire, ne se dissimule pas que ses dernières œuvres ont moins de prise sur le public. Il se dit tout bas, on le sent, qu’à une génération nouvelle il faut de nouveaux romanciers. A cet égard, le ton de ses derniers ouvrages est significatif. Au jour de la victoire, il a partagé l’allégresse générale : mais une fois la première ivresse dissipée, les tendances de l’Allemagne unifiée le déconcertent. Bientôt domine en lui une impression mélancolique et attristée. Déjà dans l’Inondation (1876), mais surtout dans ses derniers romans, Qu’est-ce que cela va devenir ? (1887), et le Nouveau Pharaon (1889), Spielhagen semble regretter