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méthodique, régulier, irrésistible de la démocratie sociale, qui semble marcher à la conquête légale de l’Allemagne. Comment a retenti, dans la littérature, le contre-coup de ces grands faits, de ces mouvemens qui agitent la nation jusque dans ses couches les plus profondes ? Qu’ont produit les imaginations frappées par les coups de tonnerre de Sadowa et de Sedan, par les figures presque naturellement légendaires du vieil empereur et de son chancelier ? De grandes espérances étaient permises, et furent conçues, en effet, en Allemagne. La gloire militaire et la grandeur politique de la nation paraissaient le gage certain d’une brillante floraison littéraire.

Il a bien fallu pourtant se rendre à l’évidence : sur ce point-là la déception a été complète. Plus on a attendu pour s’y résigner, plus la démonstration a été décisive. Sans doute, dans le domaine de la science, de l’érudition, de l’histoire, de la philosophie même, l’Allemagne a maintenu son rang avec honneur : il suffit de citer les Ranke, les Helmholtz, les Hæckel, les Mommsen, les Wundt et vingt autres qui se présentent aussitôt à l’esprit. Mais quel nom la littérature proprement dite peut-elle placer à côté de ceux-là ? Les plus illustres, Freytag, Spielhagen, Paul Heyse, s’étaient déjà fait connaître avant 1870. Depuis lors, il n’a pas paru en Allemagne d’écrivain nouveau dont la célébrité égale, à beaucoup près, celle de M. Krupp, le fondeur d’Essen. L’auteur d’un travail récent sur le Roman allemand au XIXe siècle, M. Mielke, tout en rendant justice aux talens même les plus modestes, parle des M traces de décadence » que le roman laisse voir depuis 1880 environ, et de la décadence plus profonde encore du théâtre. Laissons le théâtre, dont les conditions d’existence et de progrès sont assez différentes : nous voudrions étudier d’un peu plus près les caractères du roman allemand de l’heure présente, et, ces caractères une fois fixés, essayer de remonter aux causes historiques et philosophiques qui permettraient d’en rendre raison.


I

Le roman occupe, dans la littérature actuelle, une place déjà considérable et qui va toujours s’agrandissant. Il amuse, il instruit, il prêche au besoin. Il est l’instrument le plus actif de la diffusion des idées nouvelles. C’est par lui que les théories philosophiques et scientifiques arrivent, — étrangement déformées, — jusqu’à la foule. Sa puissance est faite du nombre des lecteurs. Un romancier, par venu à la célébrité, compte les siens par centaines de mille et bientôt par millions. A peine a-t-il publié un nouveau livre que l’étranger s’en empare et le traduit. L’œuvre même d’un