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Prusse, pour l’empêcher ide venir prêter appui aux puissances maritimes. Kauderbach, qui écoutait tout oreilles, mais un peu étourdi, demanda alors s’il devait faire, part à Kaunitz de ces vastes et nouvelles perspectives. Saint-Séverin n’hésita pas à l’y engager, mais sous la condition expresse qu’il donnerait le plan tout entier comme une idée à lui personnelle et en se gardant de dire qu’il parlait au nom de la France ou de son envoyé.

D’ordinaire, de telles recommandations sont enfreintes par ceux qui les reçoivent, et ceux qui les donnent ont rarement la naïveté de croire qu’elles seront respectées. Il était difficile de supposer d’ailleurs que Kaunitz pût s’y méprendre et prêtât à l’humble secrétaire d’une petite puissance le dessein ambitieux de remanier, même en pensée, les territoires et les frontières des grands États. Kauderbach n’eut donc rien de plus pressé que de faire savoir, ou du moins de laisser entendre de quelle part il venait. Mais il trouva Kaunitz plongé dans un abattement profond et accueillant toute parole qui portait la marque d’origine française avec un sourire d’incrédulité mélancolique. Au premier mot qui lui fut touché d’un dédommagement à réclamer par la France en échange de l’offre conditionnelle de son alliance : — Et où voulez-vous que je le prenne ? amis et ennemis se sont entendus pour nous dépouiller. Où trouverions-nous quelque chose encore à céder ? — Kauderbach lui fit entendre que l’Autriche pourrait bien obliger la France sans lui donner rien du sien. — Êtes-vous donc si contens, dit-il, de la Sardaigne et de la Hollande que vous craigniez de faire une affaire à leurs dépens ?

L’idée ainsi présentée parut faire sortir l’Autrichien de sa torpeur. — C’est une autre affaire, dit-il, bien que toujours avec un accent de défiance ; vous me parlez d’inaugurer un système tout à fait nouveau en Europe et qui vaut la peine que j’entretienne ma cour. Je vais lui envoyer un exprès pour l’en informer. — Kauderbach se retira en lui recommandant une discrétion absolue dont il ne lui avait pas lui-même donné l’exemple.

Saint-Séverin se doutait si bien que la responsabilité de cette démarche aventureuse lui serait imputée et que de Vienne la nouvelle en serait renvoyée à Versailles, qu’il ne crut pas cette fois nécessaire d’en faire mystère à son ministre. Il prit donc les devans pour l’en informer sans trop de détour, mais en insistant sur ce point qu’il n’avait agi et parlé que dans la supposition d’une rupture menaçante avec l’Angleterre et en vue de se ménager une parade et une représaille à cette infidélité. « D’ailleurs, disait-il, Kauderbach est un garçon sage et adroit… je n’avais aucun risque à m’ouvrir à lui sur une simple idée qui n’engage à rien. » Et Puisieulx ne s’étant montré qu’à moitié rassuré par cette