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Brühl, avait envoyé à Aix pour suivre de près et lui faire connaître la marche de la négociation. Si l’on se souvient de l’ardeur et de la persévérance que Brühl avait mises à préparer le rapprochement de la Fiance et de l’Autriche, on peut comprendre le désappointement qu’il avait dû éprouver en apprenant la rupture survenue entre les représentans des deux cours : d’autant plus que, tenu au courant, sinon des détails, au moins des progrès de leur transaction secrète, il se croyait à la veille de mettre la main sur un résultat si longtemps attendu. Il était dur d’échouer au port. Pénétré du chagrin qu’éprouvait son maître et recevant d’ailleurs journellement la confidence de la douloureuse irritation de Kaunitz, Kauderbach se décida à aller trouver tout droit Saint-Séverin. — Qu’avez-vous fait, lui dit-il, et que sont devenues les espérances de paix et de conciliation que vous nous aviez données ? — Puis il lui rappela ce nouveau et grand système politique, déjà plus d’une fois développé à Versailles par le comte de Loos, et à Aix par Kaunitz lui-même, et qui consistait à prévenir la ligue, toujours prête à se former, des puissances protestantes, en lui opposant une union catholique capable d’y tenir tête. Ces grandes vues, dont Saint-Séverin s’était laissé entretenir, dont il avait paru apprécier la portée, avait-il cessé d’y être sensible ? Comment ne voyait il pas que les préliminaires, en consacrant, de concert avec l’Angleterre, tous les avantages de la Prusse, préparaient précisément cette union protestante qui, une fois la paix conclue, deviendrait intime et menaçante ?

Saint-Séverin le laissa parler sans s’émouvoir, puis il lui affirma que ses sentimens, ni ceux de sa cour, n’étaient nullement changés. — « Mais que voulez-vous, lui dit-il, l’Autriche nous faisait attendre, et de l’autre côté on ne cessait de nous presser. Vous ne croiriez jamais jusqu’où de ce côté-là on poussait les concessions et le désintéressement. On allait au-devant de tous nos désirs. Pouvions-nous manquer une occasion pareille ? Tenez-vous encore pour heureux que nous n’ayons pas exigé davantage. Pour peu que j’eusse insisté, je faisais imposer à l’Autriche des conditions bien plus désavantageuses encore, et l’Angleterre aurait tout accepté. Croiriez-vous qu’il s’en est peu fallu que j’aie fait insérer dans les préliminaires la restitution de Gibraltar ?

Abordant ensuite les vues générales que Kauderbach avait rappelées, Saint-Séverin n’eut pas assez d’admiration à témoigner pour la justesse et la supériorité d’esprit que Kaunitz avait déployées en les développant. — Et puis quelle noblesse dans toute sa conduite ! On ne saurait en faire trop d’éloges, surtout si on la comparait à celle des autres ministres des alliés, car de ce côté il fallait bien