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Non-seulement on a fait des innovations, pris de nouvelles mesures, c’est l’esprit même du gouvernement qui a changé. Sous le règne de M. de Bismarck, religion, enseignement public, questions de finances, de douanes, d’impôts, tout était subordonné à la politique, et la raison d’Etat était la loi suprême. Le jeune roi-empereur est un idéaliste, qui a une tout autre façon de comprendre le métier de souverain et le gouvernement des peuples. Croyant de toute son âme au droit divin, il pense que les empereurs et les rois ont des devoirs aussi étendus que leurs privilèges, et ils méprisent ceux qui mettent leur gloire à devenir de rusés diplomates ou de savans administrateurs. Il estime que les vrais souverains ont charge d’âmes, qu’ils ne doivent pas seulement gouverner leur peuple, qu’ils doivent faire son éducation et le rendre digne de ses destinées, qu’ils sont avant tout de grands instituteurs, de hauts justiciers, et qu’eux seuls ont qualité pour résoudre la question sociale. Cette lourde tâche n’a rien qui l’effraie ; il a pour lui le Dieu de ses pères, dont il reçoit les inspirations : « Je continuerai, disait-il le 24 février de cette année, à marcher dans le chemin qui m’a été indiqué par le ciel. » Il ajouta qu’il se sentait responsable « envers le Maître suprême qui trône là-haut… Je suis profondément convaincu que notre vieil allié de Rossbach et de Dennewitz ne m’abandonnera pas. Il s’est donné tant de peine avec notre vieille marche de Brandebourg et avec notre maison que nous ne pouvons pas supposer qu’il ait fait cela pour rien. » Rossbach, Dennewitz ! comme on le voit, il pense souvent à nous.

Au lendemain de la chute de M. de Bismarck, après le grand événement que le parti des regrets appelle la catastrophe du mois de mars 1890, on éprouva à Berlin tout d’abord une impression de soulagement et de délivrance. On était affranchi d’une tyrannie hautaine et tracassière qui lassait les patiens, révoltait les superbes ; on ressentait une joie d’écoliers soustraits par un heureux accident à la férule d’un maître pour lequel il n’y a point de petits péchés, qui punit les espiègleries aussi sévèrement que les plus gros délits et exige une obéissance muette, qu’il ne se croit pas toujours tenu de récompenser. On admirait le jeune souverain qui avait eu le courage de briser ses fers en congédiant son grand-vizir. On allait jusqu’à prétendre que le 14 mars, à l’heure des explications suprêmes, il avait pu craindre un instant que M. de Bismarck ne lui jetât son encrier à la tête. L’ex-chancelier a traité cette anecdote d’invention mensongère ; il a déclaré que loin d’avoir jamais manqué de respect à son royal maître, il avait eu sur lui, dans leur dernière et orageuse entrevue, « l’avantage de la vieillesse, qui sait peser ses paroles. » On peut l’en croire ; il n’avait garde de se rendre impossible ; il a dû se dire jusqu’au dernier moment : « Ce jeune homme n’osera pas. » Ce jeune homme a