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Bismarck et la cour, abondent en Prusse ; mais il en est très peu qui possèdent les aptitudes d’un ministre ou d’un chef d’armée. La qualité la plus essentielle leur manque : ils ne savent pas penser par eux-mêmes. Le très adroit M. de Boetticher est bien capable de changer un billet de 1,000 marcs en petite monnaie, mais comment on acquiert ce billet, c’est à peine s’il le sait[1]. » Qu’a-t-il besoin de le savoir ? L’empereur se charge de le lui apprendre. Si Guillaume II a confié la plupart des portefeuilles à des hommes qui n’étaient pas du métier, qui avaient peu d’étude ou peu de pratique des affaires, c’est qu’il savait que les hommes du métier sont toujours des faiseurs d’objections. Il a désiré que ses ministres ne fussent pas trop instruits, il se réservait de les instruire lui-même. Il a du goût pour les âmes simples et neuves, ce sont des feuilles blanches où il peut écrire tout ce qu’il lui plaît.

M. de Bismarck disait le 21 décembre 1863 à la chambre des seigneurs : « L’orateur qui vient de parler a bien voulu me donner d’utiles avis touchant la politique européenne. En l’écoutant, je pensais à ces habitans des plaines qui font pour la première fois une excursion dans les montagnes. Quand ils aperçoivent quelque cime escarpée, rien ne leur semble plus aisé que de la gravir. Ne doutant de rien, ils ne croient pas même avoir besoin d’un guide ; la montagne est à deux pas, et le chemin paraît facile. Mais à peine se sont-ils mis en route, ils rencontrent des ravins, des pentes abruptes que toute l’éloquence du monde n’aide pas à franchir… C’est une erreur très dangereuse et aujourd’hui très répandue de s’imaginer que pour pénétrer tous les secrets de la politique, il suffit d’être un simple amateur, un dilettante, qui croit avoir la science infuse. » M. de Bismarck se plaint aujourd’hui par l’organe de ses journalistes et de ses pamphlétaires que le régime introduit en Prusse depuis deux ans est « un dilettantisme colossal, qui, ne sachant ce qu’il veut, porte le trouble dans toutes les sphères de la vie publique. » Qu’est-ce pour lui que M. de Caprivi ? « Un dilettante en politique étrangère, et encore n’a-t-il pas la main heureuse ; les grands dilettanti jouent quelquefois de bonheur, ce n’est pas son cas. Cet amateur s’est peint tout entier dans son discours d’Osnabrück, où il disait : « Il y a de bons jours, il y en a de mauvais, on doit les prendre comme ils viennent. » Les vrais hommes d’État ne prennent pas les jours comme ils viennent ; ils font à leur gré tomber la pluie et briller le soleil, ils dissipent les nuages et déchaînent les tempêtes.

C’est encore un dilettante que le comte Zedlitz. On a choisi un général pour remplacer le plus grand homme d’État du siècle ; on a confié le portefeuille de l’instruction publique et des cultes à un

  1. Bismarck und der Hof, Dreizehnte Auflage. Dresden, 1892 ; Verlag der Druckerei Glöss.