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On ne voit dans les rues, suivant un proverbe levantin, « que des chiens et des Français. » Quelques groupes singuliers se promènent avec assez d’aisance dans cette fournaise : ce sont des ingénieurs français, des archéologues de l’École française, des officiers de marine en station au Pirée, et qui bravent l’insolation, l’apoplexie et l’ophtalmie. L’Athénien, à travers ses persiennes, regarde ces hommes du nord, et, rageur, retombe sur le lit de torture où les moustiques le harcèlent.

Pour ceux qui ne craignent pas la chaleur et qui ont, pour le soleil, des tendresses de lézard, c’est une occasion de circuler à l’aise dans les tramways vides, dont les chevaux sont coiffés d’oreillères blanches, et pour admirer l’Hymette ou le Corydalle dans leur brûlante stérilité. Si vous avez le courage de descendre au Pirée dans le train désert qui continue sa route uniquement pour obéir aux règlemens, vous ne regretterez point votre peine : l’eau bleue, luisante, chatoie et scintille. Les voiliers et les canots, amarrés au quai, alignés comme des soldats en bataille, dorment dans la grande torpeur torride. Pas d’herbe. Des collines jaunes, des rochers jaunes, d’un éclat dur. La côte, brûlée et pelée, semble reposer sur un dallage de lapis. Les dernières pentes du Corydalle, baignées d’une lumière poudroyante, avec, dans les creux, des lacs d’ombre bleuâtre, arrondissent leurs croupes fauves sur le bleu profond du ciel. Les rades bleues s’enfoncent dans les terres sèches. Au-delà du port, à l’horizon de flamme, le long des rochers de Salamine une frange d’écume resplendit ; et, tout autour de la grande île, des îlots étincellent, ainsi qu’un collier de topazes égrené lentement dans la splendeur des flots.

Partout, une aridité rayonnante, aromatique et merveilleuse. Tout nage dans la clarté. Des pierres, de l’eau, cela suffit au soleil pour évoquer cette féerie, unique au monde. Cela est trop éclatant ; on est ébloui, presque blessé ; on y voit trop clair ; on est tenté de fermer les yeux. Ces couleurs et ces lignes entrent trop vivement dans l’esprit, s’y implantent d’une façon trop impérieuse et trop brusque. Cette ardeur est trop forte pour notre vision, habituée aux lignes molles et au charme flottant du paysage natal.

Les Athéniens attendent, pour sortir de leur repos, que ce décor soit un peu éteint. Vers six heures, les rues commencent à se peupler. On étouffe moins. On peut essayer de faire quelques pas, sans risquer de tomber raide. L’ombre des maisons et des arbres s’allonge sur le Stade et attiédit les rues, chauffées depuis le matin. Des soldats, fantassins en tunique bleue, cavaliers en dolman vert soutaché de blanc, efzones en costume national, promènent sur les trottoirs leur désœuvrement et leurs causeries. Les officiers sont rasés de frais, serrés et sanglés dans des vestes de toile blanche, qui