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intolérable. À part quelques impénitens, qui ne peuvent s’arracher aux colonnes de l’Acropolis ou de l’Éphiméris, les plus enragés de politique fuient les cafés, vont prendre l’air, et perdent, dans les plaisirs champêtres, l’âcreté de leur humeur. Nul ne peut se soustraire au charme subtil de ces journées tièdes, dont notre « beau temps » ne donne pas l’idée. C’est quelque chose de très particulier, dont l’analyse est impossible. Cela ne ressemble point à l’amollissante langueur qui vous endort à Constantinople et à Smyrne. C’est un sentiment de vif bien-être qui aiguise les perceptions agréables et les rend plus nettes, qui vous engage à l’inaction remuante et loquace, à l’allégresse, à l’optimisme indulgent. Tout le monde a l’air joyeux et l’âme en fête. À l’agora et dans les boutiques, les marchandages se font sur un ton vif et enjoué. Les querelles mêmes tournent en plaisanterie, et l’expression des plus violentes colères finit en développemens de rhétorique amusante.

Il faut se hâter de jouir de ce moment incomparable. La voie sacrée d’Eleusis est parfumée de lavandes et empourprée d’anémones où se posent des grappes d’abeilles ; l’acropole est toute fleurie d’asphodèles, de thym, de sauge. C’est le moment de s’épanouir à l’aise, dans le contentement de toutes choses. Et il faut si peu pour contenter un Palikare ! M. Renan a marqué, en quelques pages pénétrantes[1], l’heureuse philosophie de cette race, la sobriété de ses joies, son humeur facilement égayée. Il est facile de vérifier, chaque jour, l’exactitude de ce portrait. Les bombances de nos ouvriers, leurs ébattemens les jours de paie, ne vont pas sans agitation et sans une certaine apparence d’effort. La plupart des étrangers qui s’établissent à Athènes ne savent comment passer leurs soirées : de fait, le tapage des cafés-concerts, le tumulte des bals publics, les flonflons des alcazars et des casinos manquent presque totalement dans cette ville, où il y a pourtant des ouvriers, des soldats et des étudians. C’est que les Grecs n’ont nullement besoin de ces accessoires : ils ont le grand art de faire du plaisir avec rien. Ils ont une façon de s’amuser, à la fois très calme et très remuante, qui est toujours un sujet d’étonnement pour le voyageur. Ils perdent rarement la claire conscience de leurs actes, la possession d’eux-mêmes et leur sang-froid. Ils ont à la fois beaucoup de verve et beaucoup de flegme. On n’imagine pas combien les dimanches athéniens sont paisibles auprès des nôtres. Des familles de boutiquiers marchent très posément, pendant de longues heures, sur les trottoirs du boulevard du Stade ou dans les solitudes de la place de la Constitution (platia tou Syntagmatos), autour de l’estrade où la musique militaire jette aux quatre vents

  1. Ernest Renan, Saint Paul, p. 202.