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toujours le plus long. C’est une occasion d’apercevoir au passage quelques coins du Pirée. La marine est amusante et bariolée : tout le long du quai, sous une galerie couverte, qui fait penser à certaines rues du port de Gênes, les gens se promènent, flânent et bavardent, devant de petites boutiques d’où sort une odeur de poisson salé : il n’est pas besoin d’aller plus loin pour voir ce qui fait le fond immuable de la nourriture des Palikares : les pimens, l’ail, l’oignon, les pastèques, le caviar, la boutargue de Missolonghi, pâte sèche et jaune, faite avec des œufs d’esturgeons, puis d’innommables friandises, où les mouches prélèvent, avant qu’elles ne soient livrées aux hommes, une forte part. Par terre, des écroule-mens d’oranges que les calques apportent de Syrie et de Crète, et qu’ils remplacent, en s’en allant, par des monceaux de banales poteries, pour les habitans des îles dorées où il y a des couleurs et des parfums, et pas d’argile[1]. Ce coin est le seul endroit pittoresque du Pirée : c’est tout ce qui reste du port misérable et désolé que Chateaubriand et Lamartine ont décrit. Il disparaîtra bientôt, enserré et envahi de plus en plus par les grandes et laides bâtisses de la ville nouvelle, prospère et opulente, mais déplorablement américaine. Les matelots de tous les pays retrouvent là cet éternel café-chantant qui est partout le même, à New-York, à Marseille, à Smyrne, dans les concessions européennes des ports chinois. Seule, la place de la Constitution essaie de garder une couleur un peu locale : on y a planté, sur une colonne, efflanquée et longue comme une vieille Anglaise, un Périclès de pendule, qui semble se demander, sous son casque de pompier, pourquoi on lui a fait une tête et point de jambes. Au sortir du Pirée, la route, blanche et poudreuse, court entre des verdures pâles et courtes. C’est là que l’on commence à respirer cette poussière attique, à qui les récits des touristes ont donné une si grande célébrité. L’action de cette poussière sur l’âme du voyageur est différente, selon les dispositions qu’on apporte aux autels de Pallas-Athéna. M. Perrichon la trouve, pour sa part, aveuglante, cinglante, insupportable ; il éternue, cligne des yeux, crie, gesticule, ouvre son parapluie, reproche à sa femme de l’avoir entraîné si loin, menace de se plaindre à son consul et s’écrie : « Quel peuple ! pourquoi l’agent-voyer n’a-t-il pas fait caillouter cette route ? » Le cocher sourit et, pendant ce temps, sans doute, un rire homérique roule de cime en cime sur les sommets de l’Olympe, comme un joyeux tonnerre dans un ciel serein. Je ne serais pas étonné qu’il y eût

  1. J’ai appris, depuis, que l’importation des oranges hétérochthones a été soumise à des droits très élevés. On ne sait encore si cette mesure a profité aux oranges nationales.