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font craindre pour l’avenir prochain de nos sociétés civilisées, rien encore ne nous contraint à en désespérer. A coup sûr, ce n’est pas la science ; la science ne nous défend point les longs espoirs et les vastes pensers, — à condition seulement de ne pas rêver pour l’humanité de mues trop brusques ou de métamorphoses trop complètes. Sur ce point, l’ancienne et la nouvelle institutrice des hommes sont d’accord : la science, comme la religion, ne prohibe que les ambitions trop présomptueuses. Elle nous dit, elle aussi, à sa manière, que l’homme n’est pas un dieu, et que la terre ne sera jamais un paradis. Voici déjà deux mille ans que, dans sa prière quotidienne au Père céleste, le chrétien de tout rite va répétant : Adveniat regnum tuum. — Que votre règne arrive ! c’est le cri séculaire de l’humanité souffrante. S’il n’est pas encore arrivé, ce règne de Dieu, c’est que l’esprit chrétien n’a pas encore assez pénétré le monde. Et ce que l’amour du Christ n’a pu faire en vingt siècles, comment espérer que le moderne « altruisme » ou la religion de la « Pitié » l’accompliront en deux ou trois générations ? N’importe ; notre prière n’a pas le droit de se lasser, et l’humanité ne veut point cesser d’espérer. Et nous aussi, au milieu des ombres qui s’épaississent sur nos têtes, continuons à répéter : Adveniat regnum tuum ! — alors même que l’aveuglement des hommes, que les exigences irréalisables des foules et les éruptions violentes de l’antique égoïsme nous feraient douter, tout bas, que notre planète puisse jamais le voir, ce royaume de Dieu. — La semaine dernière, je recevais du Midi une lettre d’un curé inconnu, me disant que, pour établir la paix parmi les hommes et installer sur la terre le règne de la justice, il ne fallait rien moins qu’une intervention divine et un nouvel avènement du Sauveur Jésus. Seul, m’affirmait ce prêtre, le Christ, le Prince de la paix, descendant sur les nuées, est de taille à fonder parmi nous le royaume de Dieu, prédit par les prophètes ; et, conformément aux espérances des premiers chrétiens, il viendra bientôt, de sa personne, régner sur le monde ; et alors seulement, il n’y aura plus de question sociale. — Avec son langage d’illuminé, peut-être ce curé a-t-il raison ; sauf l’heure ou la date, il me semble bien avoir pour lui la tradition de l’Église. Ce royaume de Dieu, qu’il nous annonce comme prochain, il croit que, par nos prières et par nos œuvres, nous pouvons en hâter et en préparer l’avènement. Si tous avaient cette foi, l’humanité serait sauvée !


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.