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quel sens coulait l’histoire. Aujourd’hui, l’œil le plus myope ne peut s’y tromper ; un aveugle, assis sur la rive, le devinerait, rien qu’au murmure des eaux. Le courant des choses humaines se précipite, et il est aisé de distinguer vers quel versant incline la pente des temps nouveaux. Jamais l’évolution des sociétés n’a été plus rapide, ni plus marquée. Tout change, tout se meut autour de nous ; rien n’est stationnaire, et l’état social moins que toute chose. A la différence de nos pères, nous avons la sensation du mouvement qui nous emporte, et cette sensation nouvelle, délicieuse et inquiétante à la fois, nous donne à certaines heures le vertige. On pourrait presque dire de l’homme moderne qu’il sent, sous ses pieds, la Terre tourner dans l’espace. Comment, après cela, irions-nous confondre la stabilité avec l’immobilité ? Ce n’est point ce que fait la vieille Église dont la jeunesse a bercé le passé dans ses bras. Elle qui ose se dire éternelle, elle que nous nous étions habitués à regarder comme la borne de l’immobilité, elle a, non moins que nous, la notion du mouvement des sociétés humaines, et elle ne s’en épouvante point. Elle ne va pas, comme Josué, prier Dieu d’arrêter le soleil. Elle qui a été la reine du passé, au lieu de s’attacher à ce qui passe et de se suspendre aux basques des sociétés pour arrêter leur marche, elle cherche à leur aplanir la route et à écarter les pierres de leur chemin. C’est un grand exemple qu’elle nous donne. Convient-il de nous mettre en garde contre l’optimisme puéril des aveugles dévots du Progrès qui s’imaginent que toute révolution nous rapproche de la justice idéale et de la lointaine Sion entrevue, du haut du Moriah, par les voyans d’Israël, — il faut, non moins, nous défendre contre le pessimisme chagrin des satisfaits du jour. Ils ont la vue courte aussi et ils sont dupes d’une autre illusion, les hommes qui croiraient l’humanité civilisée arrivée au terme de l’évolution sociale. Nous ne savons, en réalité, qu’une chose, — ou mieux nous en savons deux. — C’est d’abord qu’il y a des lois naturelles, dans le monde économique, aussi bien que dans le monde physique, et que ces lois issues de la nature des choses et de la nature de l’homme, il ne dépend pas de l’homme de les supprimer. — « Contre la nature, tous les efforts sont vains, » nous a dit lui-même le pape Léon XIII. — Et nous savons encore, car c’est précisément la première de ces lois naturelles, que toute organisation artificielle de la société ne saurait amener que décadence, appauvrissement et tyrannie ; qu’il ne peut y avoir de progrès social durable et fécond sans la liberté, et que la liberté, à son tour, ne peut se passer d’un principe moral, sans quoi elle risque d’aboutir, elle aussi, à l’anarchie et au despotisme. Tels sont les deux points auxquels il convient de nous tenir ferme. Tout le reste est obscur.

Et faut-il ajouter une dernière remarque ? Si trop de choses nous