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substituer à la céleste Sion des apocalypses anciennes. Ils me font penser, ces chrétiens dont nous sommes tentés de sourire, aux missionnaires désarmés qui vont prêcher la bonne nouvelle à des sauvages enfans et cruels, dont la langue imparfaite ne leur fournit même pas de termes pour exposer les mystères. Et ces multitudes, sans espérance et sans foi, des faubourgs de nos grandes villes n’ont pas moins besoin de missionnaires que les noirs anthropophages de l’Oubanghi. Je ne sache pas d’apostolat plus ingrat et plus ardu ; les grands convertisseurs de païens ou de barbares, de saint Colomban ou de saint Boniface à François-Xavier, n’ont pas entrepris une tâche plus héroïque ni plus malaisée. Le plus grand miracle du christianisme serait d’y réussir, et lui seul en est capable. Ici, encore, il s’agit du salut de la civilisation, et si, par un prodige vraiment divin, l’Église réussissait dans cette mission à travers les bas-fonds de nos capitales, elle pourrait se vanter d’avoir, une fois de plus, sauvé notre culture occidentale. Cette culture que nous aimons, d’un amour de décadens, pour ses défauts, peut-être autant que pour ses beautés, les barbares qui la menacent, — c’est chose pour nous devenue banale, — ne campent plus en dehors de nos frontières ; ils ne viennent plus des steppes de l’Est ou des forêts du Nord ; ils sont établis au milieu de nous, ils parlent notre langue, ils sont de notre race et de notre sang ; et, s’ils sont retombés dans la barbarie, c’est en perdant la foi en Dieu et l’espérance au Ciel. Ce qui les rend redoutables, ces barbares de la civilisation, ce n’est pas tant leur ignorance, l’incurable ignorance de l’école primaire, qui survit à tous les certificats d’études, ce sont les passions, les rancunes, les ambitions, les haines que plus rien ne comprime et qui, dans les âmes vides, ont rempli la place des croyances évanouies. Telles sont les masses qu’il nous faut évangéliser, car il n’y a pas de salut pour nous, si nous ne les sauvons. Et la bonne parole qu’il nous faut leur porter, ce n’est pas la parole de la science, car la science, aux mains d’un enfant mauvais, est un engin de destruction autant qu’un instrument de vie. Ses formules sont pareilles aux vieilles formules magiques qui, sur des lèvres imprudentes ou malveillantes, renversaient au lieu d’édifier, et tuaient au lieu de guérir. Ce qu’il faut au peuple, nous ne l’ignorons plus, et en cela seulement nous sommes supérieurs à nos pères, c’est une parole morale, une parole de foi et d’amour, la seule qui vivifie et puisse donner la paix avec la vie.


VI

Un siècle à peine après la Révolution, nous nous retrouvons, de nouveau, à un tournant de l’histoire. Cela encore est devenu banal ;