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république de Venise avec le Grand-Turc, — voire même la république française avec le tsar autocrate ; — mais non le pape avec le socialisme. L’Église est captive de ses principes ; elle ne peut passer outre ; et ses principes lui interdisent tout pacte avec le socialisme, — avec ce que du moins nous désignons aujourd’hui sous pareil nom. Entre elle et lui, il n’y a pas seulement incompatibilité d’humeur, il y a incompatibilité de principes ; et, s’il doit jamais se nouer entre eux une alliance, ce n’est pas l’Église qui abdiquera les siens. Aussi, nous pouvons être tranquilles ; nous ne verrons pas, de sitôt, les clefs de saint Pierre sur le drapeau rouge.

L’amour des faibles, la charité pour les opprimés, la défense des pauvres du Christ, ne sauraient, à cet égard, nous faire illusion. L’Église, par sa tradition, doit se ranger du côté des faibles, des humbles, des petits, des pauvres ; elle doit étendre sur eux sa protection, quand ils sont foulés par les patrons ou exploités par le capital. Mais lui sied-il encore de prendre fait et cause pour eux, quand les humbles se font arrogans, quand les faibles et les petits veulent, à leur tour, devenir les forts et les puissans, et qu’ils tentent de s’ériger en oppresseurs ? Méritent-ils encore d’être appelés les bien-aimés du Christ, la foule des petits et des pauvres, lorsque, forts de leur multitude, ils prétendent devenir les maîtres du monde, et que, pour s’emparer du sceptre de la souveraineté, ils ne craignent pas de recourir à la violence ? Or, n’est-ce pas là ce qui, en France et ailleurs, va se préparant sous nos yeux ?

Encore un peu de temps, et nous verrons dans le monde un singulier renversement des rôles ; encore un peu de temps, et celui qui aura besoin de protection, ce ne sera plus le prolétaire, le travailleur manuel, devenu à son tour l’arbitre de l’État et l’inspirateur des lois ; — ce sera, chose nouvelle, le patron d’aujourd’hui, le maître d’hier, celui qui détient une partie du sol ou du capital, par droit d’héritage ou par droit de travail. L’Église a pour mission de maintenir les règles éternelles de la justice ; elle ne peut les faire fléchir, ni pour les riches, ni pour les pauvres, ni pour l’ouvrier, ni pour le patron. Elle n’a pas le droit de faire entre eux acception de personne, sacrifiant les droits des uns aux convoitises des autres. L’Église ne se pare pas d’un titre menteur quand elle se vante d’être notre mère à tous ; le pape est bien le père commun ; il pourrait servir d’arbitre entre ses enfans ; ni rois, ni présidons, ni ministres ne le vaudraient pour un pareil office ; il serait encore le plus impartial et le plus fiable des conciliateurs entre les classes en lutte. Le pape ne peut, dans la bataille, se jeter tout entier dans un camp, et surtout du côté des violens, bénissant ceux qui attaquent, maudissant ceux qui se