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novateurs qui lui promettent la félicité ici-bas, avec le règne prochain de l’Égalité et de la Justice.

Par là, entre l’Église et la démocratie sociale, il n’y a rien moins qu’un conflit de doctrines. C’est une foi nouvelle et un nouveau paradis, moins décevant que l’autre, que la démocratie révolutionnaire prétend substituer à la foi ancienne et au lointain paradis du Christ qu’elle n’aperçoit plus dans le ciel vide. Comme la femme rencontrée par le chroniqueur avec un brasier et un seau d’eau, mais pour des motifs moins nobles, elle voudrait brûler le ciel et éteindre l’enfer, afin que chacun fût obligé de trouver, ici-bas, son ciel ou son enfer. Les félicités que l’Église promet à ses saints dans les vagues régions d’outre-tombe et les sphères étoilées, la démocratie ouvrière est résolue à les goûter dans ce monde épais, sur cette planète solide. Les espérances supra-terrestres la font sourire ; elle n’y veut voir qu’un leurre, et elle est prête à traiter d’imposteur l’apôtre qui lui vante ce que l’œil n’a point vu et ce que l’oreille n’a point entendu. — Et de même, par suite, des conseils évangéliques. Elle les goûte peu, elle est trop grossière, trop pressée de jouir, tranchons le mot, elle est trop matérialiste pour en savourer l’idéale saveur. N’allez pas lui parler des huit béatitudes ; elles lui donneraient la nausée. Le beati pauperes n’est guère, à ses yeux, qu’une insanité inepte ou une duperie irritante. Quand l’Église va répétant que les pauvres sont les privilégiés du Christ, l’Eglise la froisse, au lieu de gagner ses bonnes grâces ; car le quatrième état n’admet pas que la pauvreté ait son prix, et il n’a cure d’en connaître les mystiques attraits. La maigre pauvreté, il n’en veut point ; il n’a pas d’admiration pour l’illuminé d’Assise, assez fou pour en avoir fait sa fiancée. Il la trouve laide, revêche et repoussante ; et s’il a été longtemps contraint d’habiter avec elle, il en est las et n’a plus qu’un désir : se séparer d’elle, divorcer d’avec elle à jamais. Les consolations mêmes que lui offre la main maternelle de l’Église lui agréent peu ; car il sent que l’Église a surtout le souci de l’âme, et de l’âme, il se préoccupe peu. Il songe surtout au corps ; et aux maux du corps, aux fatigues ou aux souffrances physiques, il n’aime guère qu’on apporte des remèdes moraux. Le baume même évangélique, la vertu calmante du christianisme qui endort la douleur et aide à supporter la vie, les masses ouvrières le rejettent avec dédain ; beaucoup n’y veulent voir qu’un fade narcotique, un engourdissant opiacé qui paralyse la virilité, détruit la vigueur de l’homme et l’assoupit dans la misère, au lieu de lui donner la force d’en sortir.

Ce n’est pas que, dans sa présomption, la démocratie ouvrière soit partout assez infatuée d’elle-même pour ne point accepter, à