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d’une fois indiqué ici et ailleurs[1]. La démocratie moderne, — qu’on nous permette de le rappeler à qui semble l’oublier, — la démocratie continentale a, contre l’Église et le christianisme, des griefs et des antipathies fondés sur des aspirations inverses. Toutes deux ont une manière opposée de concevoir la vie et la destinée de l’homme. Elles ont beau faire, leurs yeux ne sont pas tournés du même côté ; l’Église regarde d’habitude en haut ; la démocratie ouvrière en bas. L’une montre du doigt le ciel, l’autre n’aime point que les yeux de l’homme se détournent de la terre. De là leur opposition et leur mésintelligence ; de là, au moins, leur peine à se comprendre et leur peine à s’entendre. Ce qui fait le mérite incomparable de la religion et la vertu sociale du christianisme est ce qui indispose, contre le christianisme et contre la religion, les socialistes et l’extrême démocratie. Ils ne lui pardonnent point d’enseigner, comme l’ose faire encore Léon XIII, jusque dans l’encyclique de Conditione opificum, « que Dieu ne nous a pas faits pour les choses fragiles et caduques, mais pour les choses célestes et éternelles. » Voilà un langage qui sonne faux aux oreilles des plèbes modernes, et que l’Église pourtant ne peut désapprendre pour gagner leurs bonnes grâces. Plaçant toutes leurs espérances en ce monde sublunaire, les meneurs des classes laborieuses prétendent ramener sur cette terre et sur cette brève vie mortelle toutes les espérances et les ambitions des foules. Ils se font un devoir de borner à l’horizon terrestre les destinées et les songes de l’humanité. Le mystérieux « au-delà » auquel nous ne nous décidons pas à renoncer, ils ne veulent plus en entendre parler ; et, dans leur cœur charnel, ils regrettent de n’avoir pas la main assez longue pour éteindre les étoiles du ciel qui nous font, malgré nous, rêver de l’infini. Ils s’irritent d’entendre le pape et ses prêtres s’entêter à dire aux peuples que ce monde présent n’est qu’un lieu d’exil et de passage. — Et, ainsi, ce qui fait, à nos yeux, la valeur sociale du christianisme en fait, pour les socialistes, une doctrine antisociale. En entreprenant de persuader aux hommes que le but de leur existence n’est pas sur cette terre de boue, en cette vallée de larmes, l’Évangile a le tort impardonnable d’apprendre aux peuples à supporter les souffrances et les inégalités de ce monde. Quand il fait reluire aux yeux de la foule des déshérités les trésors insaisissables de la Jérusalem céleste, quand il les conjure de préférer les biens invisibles aux réalités tangibles, le christianisme les engage à lâcher la proie pour l’ombre. Son crime est de détourner l’humanité des

  1. Voyez notamment les Catholiques libéraux, l’Église et le libéralisme, ch. III. Cf. la Révolution et le libéralisme (Hachette, 1890). 3e partie ; les Mécomptes du libéralisme.