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s’opposer aux désordres, le pape ne craint pas de faire appel à l’État : « Il faut, dit-il, mettre un frein aux excitations des meneurs et empêcher les grèves détourner en violence et en tumulte. » N’est-ce pas encore ici la sagesse et la justice qui parlent par la bouche du vicaire du Christ ? — Mais la chose est si claire, et le devoir de l’ouvrier et le devoir de l’État sont si manifestes, que ce serait faire injure au pape que de lui faire un mérite d’oser le leur rappeler.

Retenons ceci, et que, au milieu de tant de points encore obscurs et contestés, ce soit au moins, pour nous, un point acquis. L’ouvrier a le droit de s’associer à l’ouvrier ; et ce droit qu’il tient de la loi de Dieu, ou de la loi naturelle, supérieure aux lois humaines, ni l’État ni le patron n’ont le droit de lui en refuser l’exercice. Voilà ce que la Révolution a eu le tort de méconnaître. Elle qui a eu l’orgueilleuse prétention de dresser, pour tous les peuples et pour tous les temps, la table éternelle des droits de l’homme, elle a oublié ce droit essentiel, d’autant plus respectable et d’autant plus sacré qu’il est, de fait, la grande sauvegarde des masses populaires. Par suite, elle a eu beau proclamer la souveraineté du peuple ; en inscrivant en tête de ses lois, comme au fronton de ses monumens, les mots de liberté et d’égalité, la Révolution mentait à sa devise : la liberté et l’égalité la trouvaient infidèle sur le point peut-être qui importait le plus au grand nombre. Et ainsi, alors qu’elle faisait profession d’abolir tous les privilèges, la Révolution constituait indirectement un privilège pour le patron, pour le maître, pour le riche, qui, libre en dépit des lois de s’entendre avec ses pareils, avait un avantage marqué sur l’ouvrier et le prolétaire. Et ainsi, ce dernier avait vraiment le droit de se plaindre de la société « bourgeoise » qui lui retirait la seule arme qu’il eût pour sa défense, le droit de se coaliser et de s’associer. Il y avait là une inégalité qui ne pouvait se prolonger indéfiniment sans devenir une iniquité. L’excuse de la Révolution, l’excuse du code et de notre société bourgeoise, c’était la nécessité d’établir d’abord la liberté du travail, et de garantir cette liberté du travail contre toute réaction. Si un siècle n’y a pas suffi, il faut désespérer de nous.

Nous avons, plus que nos pères sans doute, le souci de la justice sociale, et la justice exige que le travail et le capital soient mis, devant la loi, sur un pied d’égalité. Or, ils ne peuvent l’être que par la liberté d’association. C’est là ce que nous voudrions voir admis de tous. Accorder aux ouvriers, aussi bien qu’aux patrons, le droit de s’associer, c’est le plus souvent, il est vrai, nous l’avons dit, leur reconnaître le droit de préparer la guerre du travail contre le capital. Mais, quoi que nous fassions, le travail et le capital sont déjà en état de guerre ; si elle n’éclate pas encore dans la rue, la