Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pessimiste ! mais cette Europe, toute meurtrie encore des grandes guerres nationales, il lui sera malaisé d’échapper à la guerre des classes. A défaut du sentiment chrétien, le sentiment national est seul peut-être de force à en arrêter l’explosion ; — je voudrais du moins le croire assez puissant pour nous préserver d’avoir des guerres sociales, comme nous avons eu des guerres de religion ; mais ce sentiment national, si fort, hier encore, et chez nous Français, et chez nos voisins d’Allemagne ou d’Italie, il est déjà partout sourdement entamé par l’acre acide du- socialisme et le lent corrosif de l’envie. Le XIXe siècle, — « le siècle des nationalités, » comme l’appellera l’histoire, — n’est pas encore à son terme, que déjà nous voyons la nationalité aux prises avec le socialisme ; et duquel des deux serions-nous en droit de dire : « Ceci tuera cela ? »

Puis, si nous n’avons pas encore de guerre sociale à coups de pique ou à coups de fusil, nous en avons déjà à coups de grèves et de coalitions, et ce n’est peut-être ni la moins meurtrière, ni la moins ruineuse. Les syndicats ouvriers en sont l’instrument. Voici cinq ou six ans qu’ils ont obtenu le droit de vivre, et déjà ils semblent tout faire pour justifier l’opposition contre leur rétablissement. Pendant longtemps, je le confesse, je me suis étonné de l’implacable hostilité manifestée par la Constituante contre toute association des gens de même métier. Je m’expliquais mal l’article 7 de la loi de juin 1791, de cette loi qui, reprenant l’édit de Turgot, de mars 1776, faisait défense aux citoyens, sous quelque prétexte que ce fût, de s’associer pour u leurs prétendus intérêts communs. » Depuis quelques mois, je comprends la Constituante et je comprends Turgot. Nos syndicats m’ont donné une leçon d’histoire. En laissant se former des associations ouvrières ou patronales, les constituans appréhendaient de voir renaître des corporations fermées, exclusives et oppressives, qui voulussent se faire du travail un privilège, et de l’industrie ou du commerce un monopole. Et, aujourd’hui même, que l’État obtempère aux injonctions des syndicats professionnels, que le parlement cède à la pression de la Bourse du travail, et nos syndicats ouvriers, transformés en caste privilégiée, supprimeront la plus précieuse conquête de la Révolution, et briseront, du même coup, le grand ressort du progrès moderne, la liberté du travail. — Il s’agit de savoir si, cette fois encore, les enseignemens du passé resteront lettre morte pour le présent, et si les fautes des grands-pères seront perdues pour les arrière-petits-fils. Laissez le champ libre aux exigences des syndicats, votez la loi Bovier-Lapierre, conférez-leur tous les droits qu’ils réclament vis-à-vis des patrons et vis-à-vis des travailleurs ; faites-en les maîtres de l’usine et les dispensateurs du travail ; permettez-leur, en un mot, de se transformer