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recherche de l’âme perdue, dans toutes les parties du monde où le sort les a jetés. Ramassez leurs livres, comme je fais là, devant moi, en un tas : prêtez l’oreille ; c’est une seule harpe, où chaque corde rend, avec sa résonance particulière, la même dominante ; et cette note n’est autre chose que la vibration, sur l’instrument, du souffle de vent qui agite chaque globule de l’air ambiant.

Tolstoï, d’abord, le chef du chœur russe, celui qui a poussé le premier cri, le plus strident, et qui le prolonge avec le plus d’exagération. Nous l’avions vu touché de la grâce, comme il achevait Anna Karénine : — « Il ne faut pas vivre pour soi, il faut vivre pour Dieu… Tout le mal vient de la sottise de la raison, de la coquinerie de la raison ! » — Et peu après, il écrivait dans sa Confession : « Enfin, j’eus l’idée de regarder vivre l’immense majorité des hommes, ceux qui ne se livrent pas comme nous, classes soi-disant supérieures, aux spéculations de la pensée, mais qui travaillent et souffrent, qui pourtant sont tranquilles et renseignés sur le but de la vie. Je compris qu’il fallait vivre comme cette multitude. » Depuis lors, dans tous ces opuscules qui se succèdent sans relâche et qu’on traduit par tous pays, Tolstoï développe le mot du vieil Akim : « Il faut avoir une âme ; » et comme le monde de mensonge où nous vivons empêche l’épanouissement de cette âme dans la vérité, il propose avec une belle candeur d’apôtre la refonte radicale de ce monde, l’anéantissement des villes, de la grande industrie, des tribunaux, des écoles actuelles, le retour à la vie simple et fraternelle des champs. Inutile de multiplier les citations et de résumer plus longuement des écrits si répandus. Traité de fou par les uns, exalté comme un prophète par les autres, Tolstoï peut être taxé de chimère, mais on contredira difficilement les parties critiques de sa prédication. En tout cas, elle répond à des besoins urgens, dans son pays et dans les deux hémisphères, puisqu’on ne se lasse point de le lire. Au moment où le romancier abandonnait son art pour inaugurer son apostolat, j’écrivais à cette place qu’il allait perdre tout pouvoir sur nous. Je crains de m’être grossièrement trompé, triple littérateur que j’étais. Il ne charme plus, mais il inquiète et réveille ; et les hommes sont ainsi faits qu’il faut peut-être, pour les rendre attentifs à une doctrine, l’exagérer jusqu’à l’absurde.

Ibsen grandit dans la faveur publique. Ce n’est point par l’intérêt scénique de ses drames : nous y sommes réfractaires. Ce n’est point non plus qu’on puisse ranger ce révolté parmi les combattans du bon combat. Il proteste contre la forme de notre monde, il cherche une vérité supérieure aux apparences ; cela suffit, on l’écoute avec ravissement, comme on écoutera quiconque sonnera le glas des erreurs mortes. Surtout s’il tinte aux environs du pôle