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Trejago fut obligé d’accompagner cette dame à la promenade, — une ou deux fois même en voiture, — de lui parler à la musique, etc., n’imaginant pas un instant que cela pût influer sur la vie nocturne secrète et bizarre, qui lui était autrement chère. Mais, par les mystérieux chemins habituels, la nouvelle passa de bouche en bouche. La duègne de Bisesa s’en empara et alla tout dire à sa maîtresse, laquelle en fut troublée jusqu’à s’acquitter très mal de sa besogne de ménagère ; elle fut battue en conséquence par la femme de Durga Charan.

Une semaine plus tard, Bisesa interpella Trejago au sujet de cette flirtation. Elle n’entendait rien aux nuances et parla très nettement. Trejago essaya d’en rire, mais Bisesa frappa du pied, un petit pied léger comme une fleur de souci et qui pouvait tenir dans la paume d’une main d’homme.

Parmi tout ce qu’on a écrit sur la passion et l’emportement chez les Asiatiques, il y a nombre d’exagérations compilées de seconde main, mais on y trouve aussi une petite part de vérité. Or, quand un Anglais découvre cette part de vérité, il demeure aussi saisi que devant tout éclat de passion qui pourrait survenir dans sa propre sphère honorable et correcte. Bisesa tempêta donc, se mit en fureur et bref menaça de se tuer si Trejago ne renonçait pas sur-le-champ à la Memsahib étrangère qui s’était placée entre eux.

Trejago s’efforçait d’expliquer le cas, lui démontrant qu’elle ne prenait pas ces bagatelles à un point de vue européen, mais Bisesa se redressa et lui dit simplement :

— Non ! je ne comprends pas. Je sais seulement ceci : Il n’est pas bon que vous me soyez devenu plus cher que mon propre cœur, Sahib. Vous êtes Anglais ; je ne suis qu’une fille noire. — (Sa peau était blonde comme l’or vierge de la Monnaie.) Je ne suis qu’une noire et la veuve d’un noir.

Puis elle sanglota et reprit :

— Mais sur mon âme et sur l’âme de ma mère, je vous aime ! Aucun mal ne vous atteindra, quoi qu’il m’arrive.

Trejago discuta avec l’enfant et s’efforça de la calmer, mais elle semblait agitée à un degré déraisonnable ; rien ne put la satisfaire que la rupture immédiate et définitive de leurs relations. Il fallait qu’il s’en allât sur-le-champ. Et il s’en fut. Au moment où, suspendu à la fenêtre, il se laissait glisser à terre, elle le baisa deux fois au front ; il rentra chez lui, ne sachant que penser.

Une, deux, trois semaines s’écoulèrent sans que Bisesa lui donnât signe de vie. Trejago, jugeant que la rupture avait duré bien assez longtemps, descendit à l’impasse d’Amir Nath pour la cinquième fois depuis ces trois semaines, espérant qu’on répondrait enfin au signal : un coup frappé contre la croisée mobile.