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Cette nuit-là fut le début d’une série de choses étranges, et d’une double vie tellement insensée que Trejago se demande parfois aujourd’hui si ce n’est pas un rêve. Bisesa, ou la vieille servante qui avait lancé la lettre, était arrivée à desceller le lourd grillage de façon qu’il glissait à l’intérieur, ne laissant dans la maçonnerie qu’une ouverture carrée, par laquelle un homme agile et souple pouvait, en se hissant, pénétrer dans la chambre.

Le jour, Trejago se pliait à la routine de son travail de bureaucrate, ou bien il s’habillait correctement pour aller rendre des visites aux dames de la « Station, » pensant à part soi qu’elles ne tarderaient pas à lui fermer leurs portes, si elles soupçonnaient seulement l’existence de la pauvre petite Bisesa. Mais la nuit, quand toute la ville était endormie, venait le tour de cette dernière : la course mystérieuse à l’abri de la boorka, qui sentait fort mauvais par parenthèse, la promenade de long en large à travers le bustee de Jitha Megji, duquel il passait rapidement dans l’impasse d’Amir Nath, entre le bétail sommeillant et les grands murs sans yeux ; enfin, couronnant tout cela, Bisesa et la respiration aussi profonde que régulière des vieilles femmes qui dormaient derrière la porte de la petite chambre nue, assignée par Durga Charan à la fille de sa sœur. Ce qu’était Durga Charan, Trejago ne s’en informa jamais, et il ne lui vint pas davantage à l’idée de se demander comment il échappait chaque fois au péril d’être découvert et tué à coups de couteau… non, tout cela lui resta fort indifférent jusqu’à l’heure où sa folie fut passée, où Bisesa… Mais ceci viendra en son temps.

Bisesa était pour son amant un sujet de perpétuelle et délicieuse surprise ; son ignorance ne se pouvait comparer qu’à celle des oiseaux. Les versions défigurées des rumeurs du dehors qui par hasard pénétraient dans sa chambrette amusaient Trejago, quand elle les lui contait, presque autant que ses efforts zézayans pour prononcer le nom qu’il lui avait dit être le sien : « Christophe. » Elle arrivait tout au plus à triompher de la première syllabe et faisait les plus drôles de petits gestes avec ses mains de feuilles de rose, comme pour rejeter bien loin le nom importun ; puis, s’agenouillant devant Trejago, elle lui demandait s’il était bien sûr de l’aimer, absolument comme aurait pu le faire une Anglaise. Trejago lui jurait qu’il l’aimait plus que personne au monde. Et c’était vrai.

Après un mois de ce délire, les exigences de son autre vie, la vie civilisée, la vie au grand jour, contraignirent Trejago à se montrer particulièrement attentif auprès d’une femme de sa connaissance. Notez que tout incident analogue est remarqué et commenté non pas seulement par les compatriotes des gens intéressés, mais par cent cinquante indigènes pour le moins.