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les bracelets aux poignets de la femme. Trejago comprit donc la signification précise de ce fragment de verroterie. La fleur de dhak veut dire à la fois « désir, viens, écris ou danger, » selon la nature des objets qui l’accompagnent. Un seul cardamome signifie jalousie ; mais, lorsqu’un article quelconque est répété dans une lettre de cette sorte, il perd son sens symbolique et représente simplement un chiffre, indiquant tantôt l’heure, — tantôt, s’il y a en outre de l’encens ou du safran, le lieu du rendez-vous. Le message pouvait donc se lire ainsi : « Une veuve, fleur de dhak et bhusa, — onze heures, » ce qui manquait un peu de clarté. Enfin, la pincée de bhusa mit Trejago sur la voie. Il comprit, ce genre de littérature laissant un champ très vaste à l’intuition, qu’il s’agissait sans doute du gros las de fourrage sur lequel il avait trébuché dans l’impasse, que l’invitation venait évidemment de la personne cachée derrière la grille, et que cette personne était veuve. Les objets rassemblés disaient donc ceci : « Une veuve, dans l’impasse où est le tas de fourrage, désire votre visite à onze heures. »

Trejago jeta au feu tous ces objets et se mit à rire. Il savait qu’en Orient on ne fait pas la cour aux femmes, sous leur fenêtre, à onze heures du matin, et que les dames ne fixent point un rendez-vous huit jours d’avance ; de sorte que naturellement cette nuit même, vers onze heures, il se rendit droit à l’impasse d’Amir Nath, drapé dans la boorka, qui enveloppe un homme tout aussi bien qu’une femme. Dès que les gongs de la cité eurent annoncé l’heure, la petite voix reprit, derrière le grillage, le chant d’amour de la veille, à l’endroit où la jeune Panthane implore le retour d’Har Dyal. Ces couplets sont vraiment jolis dans l’original ; la traduction les prive de leur harmonie gémissante. Les voici à peu près :

Seule, sur la terrasse des maisons, vers le nord
Je me tourne et j’épie les éclairs dans le ciel,
La trace lumineuse de tes pas, vers le nord.
Reviens à moi, bien-aimé, ou je meurs.
Sous mes pieds, s’étend le bazar silencieux,
En bas, bien loin, dorment las chameaux fatigués,
Les chameaux et les captifs qu’ont pris tes armes.
Reviens à moi, bien-aimé, ou je meurs.
La femme de mon père est vieille, les ans la rendent dure,
Et je suis la servante de toute la maison.
Mon pain est le chagrin, ma boisson, les larmes.
Reviens à moi, bien-aimé, ou je meurs.

La chanson cessa. Trejago s’avança sous le grillage et murmura : « Je suis là. »

Bisesa était fort bonne à voir.