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de montrer comment une noble jeune fille, vertueuse et belle, pouvait être sacrifiée par la raison d’État à l’homme le moins fait pour apprécier de tels dons, — depuis Louis XII cela s’est reproduit tant de fois ! — mais je veux me borner à faire connaître ce qu’était, au commencement du XVIe siècle, la maison d’une duchesse ayant du sang royal dans les veines. Ces résidences princières avec leurs suites somptueuses, les largesses qui en découlaient, ont disparu peu à peu, et il est bon de les rappeler pour en raviver le souvenir.

Quelques années avant la fin du XVe siècle, Charlotte d’Albret quitta, très jeune encore, la cour de Navarre pour celle du roi Louis XII. Elle y connut deux reines, vécut dans leur intimité, Jeanne de France et Anne de Bretagne. Celle-ci s’occupait déjà de former l’escadron volant des filles d’honneur qui devaient être attachées à sa personne aussitôt après son élévation à la dignité royale : « C’était, dit le père Hilarion de La Coste, une eschole de vertu, une académie d’honneur. Là, les premiers seigneurs non-seulement de France et de Navarre, mais aussi des pays étrangers, tenaient à très grande faveur de mettre leurs enfans auprès de cette grande reyne qui, comme une autre Vesta ou une autre Diane, tenait ses nymphes à une discipline fort étroite et néanmoins pleine de douceur et de courtoisie. » Charlotte fut une de ces « nymphes. » Elle devait être jolie, car la réputation de sa beauté était allée jusqu’à Brantôme, un « fin connaisseur, » comme on dit en Berry. En disant qu’elle était une des plus belles filles de la cour de France, il eût pu ajouter qu’elle en était une des plus vertueuses, car il ne lui décocha aucun des traits malins qui le rendirent si redoutable aux très hautes et très grandes dames de son temps.

Charlotte d’Albret a été si fidèlement l’amie de Jeanne de France, qu’elle a dû recevoir les confidences de cette reine, aujourd’hui béatifiée. J’ai dit que le roi Louis XII, son époux, l’avait répudiée. Était-ce parce qu’il aimait Anne de Bretagne ou la province de ce nom qu’elle apportait en dot ? Machiavel prétend que c’était la province. Pour répudier la reine, il avait fallu l’autorisation papale. Après vingt-cinq ans d’union, c’était difficile à demander. Mais le souverain pontife était Alexandre VI. Que pouvait-on offrir à Rome en échange d’une bulle permettant le divorce ? On y voulait une étroite alliance avec la France et l’on s’empressa de l’accorder.

La reine Jeanne fut sommée de comparaître à Tours, puis à Amboise, pour entendre prononcer sa séparation devant un tribunal apostolique composé de délégués du pape. Elle se défendit avec énergie, et trouva dans le cours de son procès des paroles que Catherine d’Aragon semble avoir répétées dans le Henri VIII de Shakspeare. On voulut la soumettre à un odieux examen de matrones