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hommes de premier ordre, créateurs chacun en son genre, éloquens tous les trois, chacun à sa manière, attestant la puissance des idées par leur seule présence, et s’efforçant d’en perpétuer la victoire par leur enseignement. Moment unique à coup sûr, mais aussi moment critique pour le développement des hautes études en France. Sans tradition, sans direction, dénué d’élèves qui lui fussent propres, le haut enseignement des lettres et des sciences avait à prendre parti entre deux voies : ou bien s’enfermer avec quelques élèves d’élite, les initier péniblement et sans éclat aux secrets et aux méthodes de la science, les rendre capables d’être à leur tour des maîtres, et de contribuer au progrès des connaissances humaines, comme faisaient alors au Collège de France Biot et Ampère pour la physique, Thénard pour la chimie, Silvestre de Sacy pour le persan, Abel de Rémusat pour le chinois, de Chézy pour le sanscrit, ou bien s’ouvrir à tout venant, se donner pour mission la diffusion des idées, et faire de la chaire une tribune, du professeur un orateur, des auditeurs un public. De ces deux voies, les circonstances du temps, plus encore que leurs tempéramens et leurs talens personnels, engagèrent Cousin, Guizot et Villemain dans la seconde. Leur succès y entraîna, à leur suite, à peu près tout notre enseignement supérieur. Il suffisait alors aux orientalistes du Collège de France d’avoir pour élèves un Bopp ou un Burnouf. Aux professeurs de nos facultés il faudra désormais les grands auditoires et les émotions de la parole publique. Pour près d’un demi-siècle se trouve fixé leur idéal. Notre enseignement supérieur y gagnera un éclat extérieur inconnu dans les autres pays ; mais que de forces vives y seront perdues pour la science !

Intensité partout, mais intensité ici se concentrant sur elle-même, là s’épanchant au dehors, voilà en trois mots l’état de l’enseignement supérieur à Paris aux dernières années de la Restauration. On sait quelle part revient, dans le mouvement intellectuel de cette époque, aux hommes qui enseignaient alors à la Sorbonne, au Muséum et au Collège de France : Cauchy, Dulong, de Blainville, Cousin, Guizot, Villemain, Leclerc, Delambre, Biot, Ampère, Thénard, Daunou, Quatremère de Quincy, Caussin de Perceval, Silvestre de Sacy, Abel de Rémusat, de Chézy, Boissonnade, J.-L. Burnouf, Alexandre Brongniard, Gay-Lussac, Adrien de Jussieu, Etienne Geoffroy-Saint-Hilaire et Cuvier, La liste est belle, et à chacun de ces noms sont attachés de grands travaux ou de grandes découvertes.

En province, rien de comparable, même de fort loin. Nulle part, sauf à Montpellier, où a persisté une certaine tradition savante, pas un seul nom à relever, pas une seule école à signaler. On avait