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dans une réunion de diplomates en désarroi, portant le trouble et l’effroi sur leurs visages et pressés de le prendre à part pour lui conter leurs griefs réciproques et préparer le tour qu’ils comptaient se jouer l’un à l’autre. Enfin, il arrivait (suivant la vive expression employée autrefois par d’Argenson lui-même) pour plaider les mains garnies, c’est-à-dire possédant, par la conquête de deux des plus belles provinces d’Europe, le gage assuré d’avance de toutes les satisfactions que le droit de la guerre permet au vainqueur de réclamer. On se demande, en vérité, quel parti n’aurait pas tiré de cet ensemble de bonnes fortunes un ambassadeur à qui la confiance de son souverain aurait permis d’élever la voix au ton que justifie le sentiment de la force. Mais Saint-Séverin ne recevait de Versailles aucun encouragement de cette nature. Les dépêches ministérielles, bien loin de l’autoriser à émettre des prétentions nouvelles qui auraient donné lieu à des contestations ou à des retards, ne respiraient que la hâte d’en finir pour fermer la bouche aux critiques impatientes du public parisien, aux gémissemens du commerce en souffrance et aux réclamations suscitées par les exigences d’un fisc aux abois.

Ce cri de douleur poussé par ceux de qui on aurait pu attendre des chants de victoire causait dans l’Europe attentive une surprise assez générale : on en trouve l’expression dans les lettres de Frédéric, qui savait mieux que personne comment on doit faire la paix après une victoire : on dirait un grand artiste qui éprouve une irritation dédaigneuse à voir dénaturer par une main timide ou maladroite une œuvre dont il sent ce qu’il saurait faire si l’exécution lui en était confiée. — « A dire le vrai, écrit-il à Chambrier, les Français me paraissent bien superficiels à cette heure. La France, pour un de ses vaisseaux pris en dernier lieu par les Anglais, n’est ni perdue, ni ruinée. Fait-elle jusqu’ici la guerre sans succès ? Tout autre puissance ne serait-elle pas glorieuse d’avoir pu faire ce que cette dernière a fait jusqu’à présent ? Toutefois, pour quelques vaisseaux qu’elle perd sur mer, la voilà qui jette de hauts cris et se voit réduite à telle crise où elle se trouvait en l’an 1709… Il est étonnant, au suprême degré, écrit-il encore, de voir l’impatience de la France… pour sortir de la guerre présente, pendant un temps où elle se trouve dans une situation qui ne laisse pas de lui promettre beaucoup de succès favorables par la continuation de cette même guerre. Il me semble qu’elle pourrait fort bien se tranquilliser plus qu’elle ne le fait sur l’état actuel de ses affaires, évitant surtout de marquer du faible… et si elle se conduisait ainsi, son rôle n’en serait que plus brillant, et elle ne