Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à signaler en lui des qualités différentes, mais mon opinion n’aurait pas « varié » pour cela : je la soutiendrais seulement par des exemples et des mots différens. Ainsi s’est opérée l’évolution du dogme, pendant les trois premiers siècles de l’Église chrétienne. Mais, depuis lors, le dogme n’a plus varié ni ne saurait varier sans cesser d’être un dogme ; — et c’est avec Bossuet ce qu’il serait aisé de montrer si je ne craignais ici de m’engager dans une théologie dont peut-être on ne verrait pas l’intérêt. Ce sera donc assez d’un ou deux exemples, ou même d’un seul, si l’on le veut bien. On ne peut pas évoluer sur la question de savoir si Jésus-Christ est ou n’est pas le Fils de Dieu. Il l’est ou il ne l’est pas : cela se décide par oui ou non. Et tous ceux qui tergiversent là-dessus ne font pas de la science, comme ils se l’imaginent, ils font de la scolastique, à moins qu’ils ne traitent la religion comme ils feraient l’histoire de l’art ou de la philosophie, ce qui est la définition même de l’indifférentisme.

C’est encore ce que Bossuet a parfaitement vu, dans ses Variations comme dans ses Avertissemens, auxquels j’ajoute maintenant ses deux Instructions pastorales sur les promesses de l’Église. Ou la religion est toute divine, ou toutes les religions sont humaines. Si la constitution du dogme catholique est une œuvre purement historique ; si les conciles, celui de Chalcédoine et celui de Nicée, ne sont que des assemblées de politiques ou de philosophes, si l’esprit de Dieu n’y présidait pas ; si les pères du Ier et du IIe siècle, si les Justin et les Athénagore, si les Polycarpe, si les Athanase et les Tertullien n’étaient pas inspirés eux aussi, pourquoi les apôtres le seraient-ils ? que signifie ce reste de superstition ? quelle garantie enfin avons-nous que Jésus-Christ soit plus qu’un homme ? et la Bible plus qu’un livre ordinaire ? .. On ne me persuadera pas que, d’avoir vu tout cela dans la Réforme, ce soit ne l’avoir pas comprise.

Mais a-t-il également vu ce qu’aujourd’hui même encore beaucoup de protestans ne voient pas, ou ne veulent pas voir, qu’à travers toutes ces variations, s’il y avait comme un dessein plus secret dont la Réforme ne se fût jamais écartée, c’était celui d’émanciper du joug théologique, et, comme nous dirions, de laïciser non-seulement la pensée, mais surtout la morale ? Je n’oserais pas le dire. Cette idée qu’une religion n’est pas nécessairement une morale, et que même elle en peut être le contraire, on la trouve déjà formée chez quelques contemporains de Bossuet ; et Bayle, par exemple, n’en a pas développé de plus hardies dans ses hardies Pensées sur la comète. Mais je doute qu’elle soit entrée dans l’esprit de Bossuet. La beauté de la morale chrétienne étant pour Bossuet, comme pour Pascal, presque la plus forte preuve de la divinité de la religion, il ne pouvait voir dans l’entreprise de séparer la religion d’avec la morale que libertinage et