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devant la vie avec laquelle rien ne sert de lutter, si elle est toujours la plus forte ; quelle désillusion du bien et de l’idéal ! quel regret, j’allais dire quel remords du devoir accepté !

Et voici que Gallois amène à Henri la petite Noémie, informée de ce qu’elle va entendre. Avec des clignemens d’yeux et des sourires malins, avec des encouragemens, presque des complimens d’une innocente et stupide cruauté, il laisse en tête-à-tête, comme des fiancés de l’amour, ces fiancés de la contrainte et de la misère. « Ils doivent avoir tant de choses à se dire ! » — Que de choses ils se disent en effet ! Des choses d’une navrante tristesse et d’une délicatesse exquise. J’ai retrouvé là, exprimée plus finement, plus sous-entendue et comme enveloppée, une idée qui fit l’année dernière, au Vaudeville également, le sujet de Liliane ; cette idée est l’incompatibilité de l’amour et de tout intérêt matériel. Au fond est-il donc si mal, dans la situation d’Henri, d’accepter à la fois une place de trois mille francs et la main d’une pauvre fille ? Peut-être n’est-ce pas tout à fait mal : ce serait plutôt moins bien. Pourquoi donc ? ce mariage, loin de léser personne, profitant au contraire à deux êtres qui s’y résignent ? Pourquoi ? Parce que c’est une grande loi que l’amour, pour être lui-même, doit être à lui-même sa propre fin et qu’on ne peut, sans le dégrader ou l’anéantir, en faire le moyen ou la condition d’un avantage ou d’un bénéfice.

Pauvre Henri ! Pauvre Noémie ! Ils ont aimé déjà l’un et l’autre : lui, celle que nous venons de voir ; elle (nous l’apprenons de sa propre bouche), un ingrat dont elle fut trahie. Mais, s’ils n’aiment plus ailleurs, ils ne s’aiment pas l’un l’autre et se le disent avec une ingénuité triste, qui attendrit. Ils vont s’unir pourtant, comme s’ils s’aimaient, sans rien se demander qu’un peu de compassion, de bonté réciproque, sans rien échanger que des restes ou des reliques d’âme, de communes douleurs sans illusions communes. Mais ils auront du moins entre eux une autre personne à aimer. « C’est toujours cela, murmure la petite Mimi. Pour commencer, il ne faut pas être trop exigeant. » Et songeant à cette rencontre, à ce rendez-vous de leurs deux cœurs dans une tendresse unanime, de leurs lèvres sur le front maternel qu’ils baiseront tous deux, ils reprennent courage. « Qui sait ? .. Pourquoi pas ? .. » soupirent-ils avec un pâle sourire. — Une comédie banale et de convention leur eût prodigué dès à présent, par esprit de justice et de réparation, toutes les joies de l’amour. Il est plus original et plus délicat de leur en avoir accordé seulement et de loin l’espérance.


CAMILLE BELLAIGUE.