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des héritiers ; le fils et la mère les remboursent intégralement. Devant cette conduite absurde, un père Gallois se retire ; une demoiselle Gallois aussi, avec un peu de chagrin celle-ci, mais si peu, que, huit jours plus tard, elle remet sa robe de fiancée pour de nouvelles et plus avantageuses fiançailles.

Cependant Henri et sa mère se sont héroïquement réduits à la misère ; quelques semaines, quelques jours encore, ils auront faim. Surmontant leurs répugnances, ils recourent à Gallois : ne pourrait-il trouver pour Henri une place ? Justement, en Bretagne, une surveillance de salines. Mais il faut là-bas absolument un homme marié, le dernier occupant ayant indisposé l’administration par ses fredaines de célibataire. Que faire alors ? Épouser la petite Noémie, que Bonardel propose avec les salines. Que dis-je ? Il l’impose, et la mère et le fils, étonnés d’abord, indignés même, réfléchissent, puis fléchissent ; ils acceptent, et la pauvre Mimi accepte aussi, doucement, tristement, des mains de son oncle, cette dernière charité : après l’aumône de pain, l’aumône d’amour.

Les deux premiers actes des Jobards sont naturels, faciles, un peu trop peut-être. L’observation y est plus juste qu’originale et les scènes parallèles s’y répondent exactement deux à deux ; défaut de jeunesse que cette symétrie ; on l’a pu voir lors de la récente reprise de la Ciguë. Mais le troisième acte est purement délicieux, au moins en sa dernière partie. Il l’est par une vue pour ainsi dire moyenne et sans parti-pris, sans illusion, mais non sans indulgence, de ce que nous sommes, j’entends les meilleurs, les plus admirables de nous. Ce qui est nouveau ici, ce qui nous intéresse et nous touche, ce n’est pas le sacrifice des Bonardel, c’est le lendemain de leur sacrifice, c’est le surlendemain, ce sont les jours qui passent et sous le poids de ces jours, apportant chacun un peu plus de misère, c’est l’imperceptible affaissement du ressort moral, c’est la défaillance excusable après l’admirable effort. Henri Bonardel et sa mère se trouvent ainsi également éloignés d’un idéalisme conventionnel et d’un réalisme conventionnel aussi. Ils ne sont pas tout d’une pièce ; il y a place en leur âme pour les grandes énergies et les petites faiblesses, et ces deux êtres si hauts, je ne dis pas qui s’abaissent un instant, mais qui s’inclinent, nous donnent, après un exemple d’héroïsme, une leçon d’humilité. Leçon mélancolique, et je sais peu de spectacles aussi touchans que celui de la mère et du fils, à bout de force, épuisés par la souffrance, regrettant presque, elle surtout, ce qu’ils ont fait, et reculant devant ce qui resterait à faire. « Je suis- bonne pour la mort, dit-elle, mais trop vieille pour la misère. » Oh ! le loyal et triste aveu ! comme il échappe naturellement, tout en lui coûtant, en lui faisant honte même, à la pauvre femme ! quelle fatigue il trahit, quel découragement